Lola Sémonin
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Lola Sémonin

Le temps retrouvé de la Madeleine Proust.

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Photo de Lola Sémonin
La vie d’artiste qu’elle rêvait, Lola Sémonin l’a vécue, avec ses vaches enragées et ses incroyables succès. Toujours fidèle à son Haut-Doubs, elle se consacre aujourd’hui à l’écriture. (Crédit : Baghir)

Le soir du 9 décembre 1983, les téléspectateurs de Champs-Élysées, l’émission incontournable de Michel Drucker, découvraient Madeleine Proust : une petite bonne femme franc-comtoise en robe-tablier et bigoudis dans sa cuisine, appelant « la tèlè » pour qu’on donne sa chance à un chanteur formidable entendu « à la noce du Jean-Louis ».

Quelques minutes plus tard, elle offrira au même Drucker une saucisse de Morteau, « qu’il faut surtout pas piquer, sinon elle va venir pleine d’eau ». Et dire qu’exactement un an auparavant, la Madeleine Proust faisait sa première sur scène, à Morteau !

La Madeleine, c’est son ange gardien, son Amérique à elle, Lola Sémonin ; le personnage par qui elle a pu devenir artiste, son rêve de toujours.

« Depuis toute petite j’ai toujours rêvé d’être écrivain, ou artiste, ou acrobate, ou peindre ou dessiner… sauf que je ne pouvais pas le formuler. Et ma mère avait décidé pour moi que je serai institutrice : elle me disait qu’une femme devait être autonome, et que j’aurai une bonne retraite. »

La voilà donc maîtresse d’école, mais pas comme les autres : « Dès que je me trouve instit, je rencontre la pédagogie Freinet. C’est une copine qui me dit mais ta classe est très vivante, tu fais un journal, il y a des textes libres, c’est la pédagogie Freinet. Je parle de ça parce que la Madeleine est née de ça. Pour faire une classe coopérative, démocratique, avec des votes pour chaque décision, où chaque enfant peut évoluer sans être comparé aux autres, il faut que je m’exclue d’un groupe scolaire et que je trouve une classe unique. En 1976, je me retrouve au-dessus de Morteau, à Les Ars, il n’y a pas d’église, c’est comme un quartier de Morteau, où tous les parents d’élèves sont paysans. »

C’est lors des réunions avec ces parents d’élèves que Lola, issue d’un milieu plus bourgeois, entend les expressions qui feront le sel de ses spectacles : « Vous viendrez voir notre nouvelle cuisine incarcérée », « Ah, il fait beau, c’est parti pour rester ».

La vie d’artiste

La même année, elle rencontre son compagnon : Gérard Bôle du Chaumont est artiste et entraîne Lola.

« Au Conservatoire j’ai déjà 28 ans. J’ai une telle frustration que mon rêve c’est de jouer toute seule. Je cherche un personnage. J’essaye une bourgeoise, une folle, une clocharde… mais il n’y a rien qui me possède. Un jour où je vais chez une paysanne chercher une salade, elle me raconte les larmes aux yeux quelque chose qui la touche profondément. Et là ce ne sont plus les paysans de la réunion qui racontent leurs histoires qui sont drôles. »

« Là, tout d’un coup je rencontre une âme. Je rentre et je dis à Gérard : « Ça y est, j’ai trouvé, je vais faire une paysanne avec l’accent. » Et Gérard a tout de suite imaginé la dimension universelle de ce personnage et invente son nom. Voilà comment est née Madeleine Proust. »

Pendant plusieurs mois, Lola Semonin va faire un travail d’ethnologue, et collecter auprès des paysans les histoires, les anecdotes, les expressions et peaufiner la vie de Madeleine Proust, qui aura éternellement 76 ans. La première a donc lieu à Morteau, le 9 décembre 1982.

« Je m’aperçois que j’ai vraiment jamais répété devant des gens : donc l’après-midi on va chercher le club du 3ème âge de Morteau, il pleuvait, les dames ont une petit fichu en plastique sur la tête, des Madeleine Proust qui débarquent. Pendant tout le spectacle elles vont parler à voix haute. « Oh elle met pas de lunettes pour coudre » « Oh ça c’est la blouse de la grand-mère » « Oh elle fait pas çi, elle fait pas ça ». Des metteurs en scène bénévoles ! » Le succès est immédiat : ces paysans que personne n’écoute, que l’on méprise, ont un miroir.

De Pierre Bonte à Drucker

Dans la salle, le coiffeur de Morteau voit tout de suite l’énorme potentiel de cette Madeleine. Il contacte Pierre Bonte qui, sur Europe 1, donne la parole à ce que l’on appelle aujourd’hui les « territoires ». Et c’est par Pierre Bonte, enthousiaste, que la Madeleine fait son entrée « à la tèlè », le 9 décembre 1983 devant Michel Drucker et des millions de téléspectateurs...

La suite, ce sera 40 années de scène. Cent fois, Lola veut arrêter, cent fois la Madeleine revient : elle sort de sa cuisine, fait le tour du monde. Jusqu’à cet épisode à Besançon, dans un bar tenu par des personnes d’origine magrébine.

« Il y a des petits qui ont dix ans, douze ans. Et l’un me dit : Eh ! T’es la Madeleine, toi ! Et moi je m’entends lui répondre : comment tu me connais ? Et en même temps je suis super choquée par ma question, comme un refus de l’intégrer, alors que tout le monde connaît la Madeleine à Besançon. Et lui qui me fait : Ben quand même ! T’es nos racines ! Il me transperce. Et je me dis : bon faut que je la fasse revenir. Parce que lorsque je voulais parler de quelque chose d’important, y’avait pas mieux que la Madeleine. Je peux dire des trucs très politiques, transgressifs. C’est là que je créé Haut Débit, de cette rencontre entre le petit Kamel et la Madeleine. C’est le spectacle qui va le plus émouvoir. »

Ce sera la dernière de la Madeleine... sur scène. Car Lola a également écrit quatre romans qui retracent l’enfance et les souvenirs de son personnage ! « L’imaginer enfant, j’ai adoré ! La Simone, le Ricet, les parents dont elle parle dans les spectacles… Un dernier livre avec le petit Kamel viendra boucler cette histoire, on verra la Madeleine aujourd’hui, en prise avec ce petit môme qui vient du 9.3. »

Et après ? Après, finie Madeleine, c’est sûr. Car Lola a encore trop de choses à faire, d’autres livres à écrire, d’autres vies à vivre. Et comme dirait la Madeleine, elle aura 90 ans dans 20 ans, faut donc pas qu’elle traîne.