Olivier Sulpice
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Olivier Sulpice

Et si buller menait à la réussite ?

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Photo d'Olivier Sulpice
Olivier Sulpice dans ses locaux de Charnay-lès-Mâcon pour les 20 ans de Bamboo. (Crédit : archive JDP).

À l’image de cette célèbre pub des années 1980 qui mettait en scène le grand industriel français Guy Degrenne enfant occupé à crayonner sur ses cahiers des fourchettes, couteaux et assiette au lieu d’écouter le cours, faisant dire à son professeur : « ce n’est pas comme ça que vous réussirez dans la vie, monsieur Guy Degrenne », Olivier Sulpice connaît une enfance où le zèle pour la chose scolaire ne fait pas partie de sa grammaire.

« Élève, je faisais des caricatures de mes professeurs ». Il obtient toutefois son Bac et un DUT de Technique de commercialisation. Son goût pour la bande dessinée cultivé sur les bancs de l’école, il en fait son métier, quand en 1993, il crée le studio de création Bamboo Grafic dans un appartement à Mâcon avec Henry Jenfèvre, un ami rencontré sous les drapeaux. Un choix de nom prophétique, puisqu’à l’image du végétal connu pour sa pousse extrêmement rapide, la petite entreprise n’aura de cesse de grandir.

Vingt-cinq plus tard, Bamboo Édition, qui fait partie de la holding Bamboolding, créée en 2008 pour accompagner le développement de l’entreprise, compte plus d’une cinquantaine de salariés installés depuis 2018 dans des locaux de 1.900 mètres carrés à Charnay-lès-Mâcon (près de deux millions d’investissements), plus de 250 auteurs au catalogue, un tirage dépassant les cinq millions d’exemplaires pour une série comme Les Profs adaptée par deux fois au cinéma (7,5 millions d’entrées au total), un chiffre d’affaires total dépassant les 20 millions d’euros...

« Souvent on me demande qu’expliquer ma réussite. À dire vrai, j’en suis bien incapable... Je dirais que ma carrière a été surtout faite de rencontres décisives, d’un peu de chance et surtout d’envie. Mon premier “coup de foudre” amical, je l’ai eu lors de mon service militaire en gendarmerie. Si à l’époque j’étais plutôt Journal de Spirou, tendance Gaston Lagaffe, Henri Jenfèvre ne jurait que par le Journal de Tintin. Pour passer le temps on griffonnait des blagues, façon grosses têtes, avec nos chefs pour héros ».

Revenus à la vie civile, nos deux bédéphiles s’essayent à différentes activités, chacun de leur côté. Olivier Sulpice enchaîne les postes de commercial chez Michelin et Schweppes. Mais l’envie n’est pas au rendez-vous. Un an plus tard, en 1993, il retrouve Henri Jenfèvre et ensemble, ils décident de créer un studio graphique. « Pour le nom, on voulait que la première lettre soit au début de l’alphabet pour être en tête de liste des annuaires. Il fallait également qu’il contienne deux O pour pouvoir représenter les deux yeux d’un petit personnage... Un brainstorming arrosé qui se termine tard dans la nuit achève de donner naissance à Bamboo », relate Olivier Sulpice.

Des contraintes vient le succès

Dans leur appartement de Mâcon qui sert à la fois de bureau et de lieu de vie, les deux compères réalisent des illustrations, des travaux publicitaires, des cartes postales... Mais la BD les titille toujours autant. Leur « truc », c’est le gag en une planche, ils en feront une force en ayant l’idée géniale de s’adresser aux magazines spécialisés. Les premières planches publiées sont pour Échappement, une revue qui s’adresse aux fans de sport automobile. L’ensemble des gags seront ensuite recueillis en album sous le titre J’t’enrhume par les éditions La Sirène. Un premier pas dans le monde de l’édition qui laisse un goût amer à Olivier Sulpice.

« Cela m’a surtout donné l’envie d’éditer moi-même mes bandes dessinées. J’ai alors créé, seul, en 1997 Bamboo Édition ». Illustrée par Henri Jenfèvre, la première production de la jeune maison d’édition s’intitule Le Grand Bêtisier des déclarations d’accident. « Soufflée par notre propre assureur, l’idée nous permet de vendre une partie de la production directement à une compagnie d’assurance et ainsi contourner le fait que nous n’avions pas de diffuseur », explique le pdg.

Cours Bamboo,cours !

La suite est le fruit d’un mélange de culot et de naïveté de la part d’Olivier Sulpice qui se définit lui-même comme le Forrest Gump de la BD. Début 1998, il imagine des gags autour des supporters de foot : les Foot Maniacs qu’il réussit à commercialiser chez... Décathlon. Une forteresse jugée imprenable par tous les mastodontes de l’édition BD. Bamboo a enfin un diffuseur, Olivier Sulpice ne compte pas ses heures. La journée, il appelle les librairies, met les commandes en carton, s’occupe de la compta... Le soir il écrit ses scénarios.

« Souvent on me demande qu’expliquer ma réussite. À dire vrai, j’en suis bien incapable... ».

Son objectif : vendre 50 BD par jour. Fin 1998, plus de 15.000 livres seront vendus et cinq albums publiés. « Au début de Bamboo, j’écrivais car je n’avais pas les moyens de payer des scénaristes. À l’aube des années 2000, par amitié, née des rencontres faites en festival, des auteurs comme Michel Janvier, Hervé Richez ou Éric Miller acceptent de fournir un album à Bamboo pour un euro symbolique d’avance de droits d’auteurs... Je ne les remercierai jamais assez ». Ce renfort de plumes permet au catalogue de Bamboo de s’enrichir, avec quelques beaux succès comme Les gendarmes (2,2 millions d’exemplaires vendus à ce jour), Les rugbymen (2,5 millions d’exemplaires), Les pompiers (1,8 million d’exemplaires)... Mais aussi de s’ouvrir à des univers plus réalistes et plus adultes.

La naissance des labels Grand Angle (la BD comme au cinéma) en 2001, puis Doki-Doki en 2006 (qui voit Bamboo s’ouvrir à l’univers du manga : une centaine de séries publiées jusqu’ici sous la direction éditoriale d’Arnaud Plumeri et une vingtaine d’éditeurs japonais avec lesquels Doki-Doki collabore), confère à la maison d’édition bourguignonne le statut d’éditeur BD généraliste incontournable.

Quand les planches se font une toile

En 2013, Pica, Erroc - les auteurs de Les Profs- et Olivier Sulpice montent les marches du Festival de Cannes, pour la sortie de Les Profs. Avec quatre millions d’entrées, le film décroche le record de l’année pour une production française. Puis 2015, marque, pour Bamboo, l’année de la création de sa propre société de diffusion. « J’avais l’impression de ronronner, j’avais besoin de passer à autre chose de m’ouvrir à de nouveaux challenges et comme j’aime bien maîtriser les choses... Pour mener à bien l’opération (engager notamment neuf commerciaux), il manquait 20 % de chiffre d’affaires, j’ai pris le parti que l’on ferait 35 % de plus la première année. On a fait 36 % ! ».

En novembre 2016, avec la prise de participation majoritaire dans les Éditions Audie, éditrices du magazine Fluide Glacial, Bamboo intègre définitivement le top 5 des grands éditeurs de BD français. « Avec Fluide Glacial, nous réalisons une croissance externe qui permet d’offrir à nos lecteurs une belle verticale de l’humour, de l’enfance avec notre collection Pouss’ de Bamboo, jusqu’à l’âge adulte ».

En 2017, la BD Les Sisters s’anime avec succès en 104 épisodes et deux saisons sur M6. Olivier Sulpice crée pour l’occasion Bamboo Production. Les Petits Mythos un autre titre phare de la maison est à son tour décliné en série télévisuelle. En 2018, Bamboo lance la collection Drakoo, en partenariat avec Christophe Arleston, scénariste de Laufeust, pour couvrir le champ de la fantasy, de la SF et du fantastique, seul département qui manquait encore à la maison d’édition. En mai, c’est la sortie des premiers romans de la collection Grand Angle Roman. Désireux de réitérer le succès de Les Profs « où nous avons eu la chance d’être sur le bon créneau au bon moment », Olivier Sulpice crée, toujours en 2018, Bamboo Films. Cette nouvelle entité travaille déjà sur deux films en coproduction avec Mandarin Cinéma à qui l’on doit OSS 117 et Brice de Nice. Le premier long métrage devrait transposer la BD « Boule à zéro », d’Ernst et Zidrou. Il s’agit de l’histoire de Zita, une petite fille de treize ans au cœur d’artichaut, malade d’un cancer et qui vit depuis neuf ans dans un hôpital…

En 2019, Bamboo Edition et Drakoo augmentent le pourcentage des droits d’auteurs. Ces derniers se voient ainsi appliquer un taux de 12 % dès le premier exemplaire. « Deux paliers interviennent, à 13 % quand on passe 20.000 exemplaires et 14 %, quand on passe les 40.000. Ces conditions sont plutôt celles offertes habituellement aux auteurs best-sellers ». Cette stratégie doit permettre au groupe Bamboo de concurrencer les grandes maisons d’édition qui appâtent les artistes avec des avances sur droits élevées, mais également de fidéliser leurs auteurs en leur permettant de mieux gagner leur vie.