Raphaël Helle
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Raphaël Helle

Révélateur d’invisibles.

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Raphaël Helle. (Crédit : JDP.)

Raphaël Helle, photographe installé à Besançon, s’est fait une spécialité du reportage en immersion auprès de ceux que l’on ne voit jamais : les ouvriers d’usine. Son travail, plébiscité par les rédactions et primé, est en partie exposé jusqu’au 29 octobre prochain Quai Vauban à Besançon.

Dix ans après son reportage au long cours, Raphaël Helle se souvient encore des prénoms de celles qu’il a photographiées dans les entrailles de « La Peuge », la méga usine (12.000 ouvriers) de Peugeot, devenu Stellantis, à Sochaux.

Une usine qui a fait vivre une région, dont les emplois se passaient de père en fils, mais dont l’identité a bien changé : désormais les jeunes intérimaires se succèdent sur les chaînes, la précarité a remplacé le travail en héritage et le vote extrême a terni la conscience de la classe ouvrière autrefois forgée avec la bénédiction des syndicats.

Le travail harassant, aliénant, lui, n’a pas changé. « 1.800 points de contrôle sur une voiture, chaque ouvrier a une minute sur chaque véhicule pour effectuer ses tâches », raconte le photographe.

Au long cours

En 2012, dans l’effervescence des 100 ans de l’implantation de l’usine Sochaux, Raphaël Helle obtient de la direction de Peugeot l’autorisation de travailler en immersion à l’usine. « Ils m’ont donné les 100 derniers mètres de la chaîne, là où les voitures sont rutilantes. Je suis resté six mois, je me suis fait oublier. Et petit à petit j’ai grignoté. »

Le reportage a donné naissance à des images saisissantes. Celle de Fred, ouvrier-punk à la crète orange dans une atmosphère verdâtre a séduit bien des rédactions, irradié plusieurs expositions et symbolise le parti-pris de Raphaël Helle : révéler les invisibles du monde ouvrier et parmi ceux-ci, débusquer les irréductibles, ceux dont un détail, un visage, une aura, marquent la singularité dans ce monde écrasant de l’usine. « Je photographie des marginaux au sein d’un système de soumission. Mais c’est peut-être moi qui fantasme ! »

De l’usine au Leica

S’il photographie si bien ceux que l’on ne voit jamais, c’est peut-être parce qu’il en fut : c’est à l’usine que Raphaël Helle a débuté sa vie d’adulte, un BTS « fabrication textile, option tricotage  » en poche. Né à Bar-sur-Aube, il bosse à Troyes pour Babygros.

La photographie ? Il la pratique, en amateur. Sur ses congés, il a réalisé une série impressionnante sur les Gitans, en immersion, déjà. Mais ce fils de socialistes, dont le père enseignant lit Le Monde dont il y a des piles dans la maison familiale s’ennuie à l’usine. En 1993, il fait ses début comme photographe professionnel : il a 32 ans. C’est bizarrement la montée du Front national dans les années 1990 qui va décider de la suite.

Habitant Marseille, où il remplace une photographe en congé maternité, Raphaël Helle est aux premières loges lorsqu’en 1997, Bruno Mégret remporte les municipales dans la ville voisine de Vitrolles.

Il travaille alors pour l’agence Éditing - qui deviendra « Signatures » en 2007 et à laquelle il est resté fidèle. Le bon endroit au bon moment : pour ses débuts, Raphaël Helle trouve tout de suite preneur pour ses photos (« J’ai même vendu au New York Times ! » ) et voit également débarquer tous les reporters de la presse nationale à qui il sert de fixeur auprès des intervenants locaux.

Deux ans plus tard, membre du « premier cercle » du militant alter-mondialiste José Bové, Raphaël Helle est à ses côtés à Seattle lors de la « manif du siècle » contre l’Organisation mondiale du commerce. Les commandes de la presse ne cesseront plus. Les convictions professionnelles du photographe non plus.

«  Ceux qui me ressemblent  »

Attablés pour les besoins de l’entretien à une terrasse de Besançon où il est installé depuis des années, Raphaël Helle est bien en peine d’expliquer comment il s’y prend pour faire à ce point oublier l’objectif de ses sujets. Ah si. Essentiel : la poésie. « J’essaie toujours d’amener une dimension poétique à mes images. De la poésie dans un cadre journalistique. » L’empathie, aussi. « J’ai besoin d’aimer les gens. J’ai la sensation de photographier ceux qui me ressemblent, explique-t-il dans un entretien en 2019 à la revue « 6 mois ». Les lycéens, quand je les photographie, j’ai 17 ans ! Je ne me vois pas dans une glace, le miroir c’est eux. C’est une espèce d’alchimie ».

D’où l’importance du travail sur le temps long qui donne cette coloration très politique à ses images : « Quand on prend le temps on s’intéresse, on s’interroge et on trouve du sens. C’est peut-être là qu’est la politique. Mais ce n’est pas une volonté initiale. Ce qui me pousse, c’est l’humanisme. » Une tradition du photojournalisme qui remonte aux plus grands : Cartier-Bresson, Willy Ronis... représentants d’une photographie engagée qui s’est souvent tenue aux côtés des plus humbles.

Humanisme, ce pourrait être le sous-titre de cette exposition qui orne le quai Vauban à Besançon, au pied de la Tour des Cordeliers, jusqu’au 29 octobre. Intitulée Vies d’Ouvrières, ce sont 22 grands formats de ces femmes qui travaillent en usine, montrées dans le cadre de l’année Travail et Luttes sociales portée par la municipalité. Un panorama du travail de Raphaël Helle depuis « La Peuge », dans différentes usines textiles, les combats contre la liquidation de MBF dans le Jura (286 licenciements)...

La classe des ouvrières

Ce sont là des visages tendus par la concentration, fatigués par le travail à la chaîne, en pleurs, une représentante syndicale en grève de la faim devant le ministère de l’Économie à Bercy ou des ouvrières souriant timidement en posant devant leurs machines à l’arrêt durant les occupations d’usine. Mais que ces images de femmes sont fortes !

Tatouées, cheveux colorés ou arborant des coiffures atypiques, maquillées et parées malgré les tenues imposées par l’usine, elles affichent leur identité dans un univers qui tend justement à fondre l’ouvrier dans la masse indistincte de ceux que l’on nomme aujourd’hui des « opérateurs  ».

Raphaël Helle se souvient de Martine qui a fêté en toute discrétion son départ à la retraite, du burn-out de Pascaline, des confidences d’une autre Martine, de la force de Dalila, de la précision des gestes de Maryline penchée sur sa machine, veillant à la perfection du tweed rose qui demain, se transformera en pièces de haute couture Chanel dans des ateliers où, devenues « artisanes d’art », d’autres ouvrières prendront le relais...

« Je les aime », dit simplement Raphaël Helle, lorsqu’on s’extasie sur ces femmes dont il raconte « le quotidien héroïque », ce quotidien dont il se fait le héraut...

La Peuge au musée ?

Signe des temps, cette exposition pourtant si contemporaine est déjà presque dépassée par les changements imposés à l’industrie par la transition énergétique : la Peuge, devenue Stellantis fabrique ses voitures électriques en Espagne, les aciéristes de la sous-traitance automobiles vont disparaître (seuls 90 ouvriers de MBF ont pu être reclassés), le textile Made In France est menacé par la fast-fashion...

Raphaël Helle est bien conscient d’avoir figé la fin d’un monde et aimerait que ses photographies de « La Peuge » puissent rejoindre le musée Peugeot à Sochaux. Martine, Pascaline, Fred et les autres, maillons indispensables et héroïques d’une saga industrielle qui mutera sans eux.