Humeur

C’est l’histoire d’un homme...

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Emmanuelle de Jesus.

C’est l’histoire d’un homme qui aura, sa vie durant, combattu la mort. Non pas en la défiant jusqu’à l’absurde en se transformant en androïde, en se plongeant dans l’azote dans l’espoir pathologique qu’un jour la science permettra de réinventer la résurrection christique ou encore (bisou, Elon) en s’enfonçant des implants dans le crâne. Non. Cet homme, sa vie durant, se sera élevé contre la mort légale, celle décidée par les tribunaux populaires, cette loi du Talion érigée en justice.

C’est l’histoire d’un homme « républicain, laïque et juif » selon ses mots, qui a voué sa vie à la justice. Un avocat dont la robe avait la noblesse et la droiture de ses idéaux, jamais si bien exprimés qu’en cette année 1972 alors qu’il défend Roger Bontems, un ancien militaire complice d’une prise d’otages sanglante dans la prison de Clairvaux. « Une société n’envoie pas se faire couper en deux, vivant, un homme qui n’a pas tué », lance-t-il devant la cour d’assises de l’Aube. Mais le sang appelle le sang et l’accusé sera envoyé à l’échafaud et exécuté dans la nuit du 27 au 28 novembre 1972. Son avocat l’assistera jusqu’au bout et, écrira-t-il dans ses Mémoires, « Je perçus, avec plus d’intensité encore qu’à l’aube que, dorénavant, aussi longtemps que la peine de mort ne serait pas abolie en France, je la combattrais de toutes mes forces. J’avais conscience que cette lutte-là serait pour moi un engagement premier, total, sans que je parvienne à distinguer ce qui, dans son intensité, relevait de la culpabilité que je ressentais à l’égard de Bontems ou du fait que je savais, à présent, ce qu’était la réalité de la peine de mort. »

C’est l’histoire d’un homme qui en 1976, par la seule force de ses mots, de sa silhouette austère, de son regard implacable qui pendant tout le temps de sa plaidoierie ne quittera pas le jury, sauvera la tête d’un meurtrier dont l’horreur de l’acte commis - l’assassinat d’un petit garçon - devait le conduire à la guillotine.
C’est l’histoire d’un homme qui, en 1981, dans le sillage de l’élection de François Miterrand, contre l’opinion d’une France hostile, parviendra à faire voter l’abolition de la peine de mort, et s’adressant aux députés, débuta son exposé par ces mots : « Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, j’ai l’honneur au nom du Gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France », et jamais le mot « Honneur » n’avait si bien été porté.

C’est l’histoire d’un homme qui, vendredi 9 février, a rendu son dernier souffle. Il va rejoindre son ennemie de toujours et l’on parie que la Faucheuse, en le voyant, a dû s’incliner bien bas, avant de lui dire : « Robert Badinter, ce fut un honneur de vous avoir comme rival. »