Au sortir d’une année 2023 marquée par un second semestre tendu sur la métropole dijonnaise – baisse des transactions, carence foncière, hausse des taux d’intérêt et frilosité bancaire – les professionnels de l’immobilier d’entreprise prédisaient une année 2024 dans la même veine, avec l’espoir que la demande ne désemplisse pas. Interrogés au sujet d’un marché en baisse constante depuis maintenant près de deux ans, les experts témoignent :« La crise de l’immobilier concerne principalement le marché de l’investissement », constatent Damien Voisenet et Bruno Dormoy, co-gérants de Cushman & Wakefield. « Le volume d’investissements observé sur la dernière décennie en France était de l’ordre de 27 Mds€ par an en moyenne. En 2023, ce volume est descendu en dessous de 12 Mds€ ; il devrait être identique ou proche pour 2024 sur la base des éléments statistiques en possession de notre service étude ». « Ce n’est pas une crise profonde, qui impliquerait une augmentation significative des locaux vacants et une baisse notable des prix, poursuit Florent Puchot, gérant de Progestim.
« Le marché connaît simplement un ralentissement. Il s’agit davantage d’une crise de confiance que d’une crise structurelle ».
Florent Puchot – Progestim
« La crise s’accentue, on sent encore cette année que c’est en déclin mais ce n’est pas une catastrophe comme on peut le voir dans l’immobilier résidentiel », complète Yannick Cohu, gérant de NCBC. « La crise la plus grave que j’ai pu connaître est la crise de la suroffre, de la surabondance de biens, d’une profusion de bâtiments (ou de logements) qui tire les loyers et les prix de vente par le bas, plombe la rentabilité des opérations et empêche à long terme, l’entretien et le maintien des normes qui s’imposent, relativise Hubert Cusenier, directeur général de Batifranc. « Nous en sommes très loin ! ».
Certains professionnels refusent, eux, de parler de crise. La situation actuelle ne serait en effet pas alarmante : « La demande reste soutenue, les prix et loyers ne baissent pas, les rentabilités sont bonnes, l’offre reste stable, observe de son côté Philippe Rouet, dirigeant de Noeva Immobilier. « Le tertiaire souffre davantage mais des solutions de reconversion et de réhabilitation des immeubles de bureaux existent. Arrêtons de parler de crise, c’est anxiogène, l’avenir est devant nous, à nous de le créer ». Mais alors comment expliquer le ralentissement bien réel constaté cette année, et qui « semble s’installer encore pour quelques mois », comme le prédit Carine Provost, co-gérante d’Arthur Loyd ?
Les professionnels de l’immobilier d’entreprise pointent les mêmes responsables que l’année précédente : difficultés d’accès aux crédits, hausse des taux d’intérêt et des coûts de construction, pénurie structurelle de certains types de biens, nouvelles normes réglementaires contraignantes, instabilité du contexte politique et géopolitique… « Les prévisions pour l’année 2025, reposant sur l’analyse de ces critères, ne permettent pas d’envisager une réelle amélioration du marché de l’investissement », craignent Damien Voisenet et Bruno Dormoy.« 2025 sera encore une année compliquée, prévoit de son côté Yannick Cohu. « Il ne devrait pas y avoir de reprise avant le premier semestre 2026 ». Selon Hubert Cusenier, la crise à laquelle est confronté l’immobilier d’entreprise dépend principalement de trois indicateurs : « Une pause dans le réglementaire : appliquons déjà les textes en vigueur. Une baisse des taux : elle est déjà amorcée et devrait continuer en 2025. Une reprise économique : elle devra s’appuyer sur une stabilité politique dans les pays concernés dont la France. ».
« 2025 sera encore une année compliquée. Il ne devrait pas y avoir de reprise avant le premier semestre 2026 »
Yannick Cohu- NCBC
Mais ce ralentissement est peut-être aussi, selon Florent Puchot, le fruit d’un retour à la normale. « Les volumes avaient atteint des sommets ces dernières années, analyse-t-il. « Il n’est pas surprenant de voir une certaine accalmie après une période aussi dynamique ». Du côté des taux d’intérêt, le gérant de Progestim tempère également : « Si la hausse des taux a initialement freiné l’activité, nous sommes aujourd’hui revenus à des niveaux considérés comme normaux. Les banques semblent prêtes à soutenir à nouveau le marché, ce qui ouvre des opportunités. Cependant, les acquéreurs doivent intégrer que les taux actuels, bien qu’en hausse par rapport aux niveaux exceptionnellement bas de ces dernières années, restent tout à fait cohérents ».
S’adapter à une nouvelle réalité
Dans un marché en pleine évolution, marqué par un climat d’incertitude qui freine les décisions,
« Il faut adapter ses méthodes de commercialisation, de prospection, de gestion et de construction », Philippe Rouet-Noeva Immobilier
Certains optent pour la diversification d’activité : c’est notamment le cas de CBRE Impact qui développe sa structure de gestion locative en immobilier d’entreprise, Impact Property, lancée en 2019, « qui prend place tout au long de la démarche - de la recherche à l’installation - pour accompagner les clients qui nous font confiance », précise Patrick Mestanier, dirigeant de CBRE Impact. C’est aussi le cas de Batifranc, qui travaille dans trois directions diversifiées : « La location de bâtiments ; la location de bâtiments avec option d’achat (Crédit-bail immobilier) ; la prise de participations dans des opérations immobilières ». De leur côté, Damien Voisenet et Bruno Dormoy, assurent avoir « fait le choix de la diversification de (leurs) métiers, non pas par obligation, mais par conviction ! Nos activités sont donc variées et couvrent les métiers suivants : la transaction (location/vente), la gestion locative, le syndic de copropriété, et l’expertise immobilière », de quoi parvenir à garder la tête hors de l’eau lorsque les temps sont plus difficiles…
« En cette période chahutée, notre gestion “en bon père de famille” de la société, rassure nos clients », ajoutent-ils. En effet, confier un mandat (de vente, de location ou de gestion locative) n’est pas un acte anodin, il s’agit d’un contrat de confiance. Cette approche est aussi celle adoptée par Nicolas Parisot et Claude Grandperrin, co-gérants de Cristalead : « Faire attention à la moindre dépense, encore plus qu’à l’accoutumée. La taille de notre structure nous aide en ce sens. Notre force reste notre rapport de proximité avec nos clients, assument-ils, pour répondre toujours au mieux à leurs demandes et préoccupations et ainsi assurer leur fidélisation et encourager les recommandations qui sont notre meilleure carte de visite ». L’accompagnement et l’écoute semblent être des valeurs fondamentales, inhérentes aux professionnels de l’immobilier d’entreprise, mais d’autant plus nécessaires quand le marché se contracte. « Depuis 2005, date à laquelle j’ai découvert ce métier, je reste fidèle à ma stratégie : offrir un conseil juste, objectif et personnalisé à mes clients », argue Florent Puchot. « Mon rôle est d’accompagner dirigeants et investisseurs dans leurs décisions immobilières, en leur apportant une expertise claire et adaptée à leurs besoins. Dans un marché complexe et parfois imprévisible, cet accompagnement est plus crucial que jamais ». D’autres, comme Arthur Loyd, profitent du calme pour enrichir ses équipes : « Le développement des activités en 2024 aura surtout été marqué par l’embauche d’un négociateur junior pour développer le secteur du commerce et l’embauche d’une alternante en master commerce pour étoffer l’équipe bureaux », témoigne Carine Provost. « L’équipe se staffe pour mieux répondre aux attentes des clients, tant les propriétaires, les entreprises en recherche de solutions immobilières, que les investisseurs ».
Quelle que soit leur stratégie, ces experts de l’immobilier défendent tous une connaissance accrue du marché régional, leur permettant d’anticiper les risques, de saisir les opportunités et de permettre aux clients de faire les bons choix. « Les erreurs en immobilier d’entreprise peuvent avoir des conséquences financières importantes. Malheureusement, je croise encore trop souvent des clients qui se retrouvent en difficulté après avoir pris des décisions sans être suffisamment informés ou conseillés », déplore Florent Puchot.
Vers de futures évolutions ?
Depuis la crise sanitaire, les modes de travail ont évolué : démocratisation du télétravail, multiplication des open spaces, des espaces de coworking ou du « flex office » (bureau nomade). Naturellement, de telles évolutions doivent avoir une influence sur le marché de l’immobilier d’entreprise, tributaire de l’organisation professionnelle des entreprises. « Sur le marché parisien et celui des huit principales métropoles de France pour lesquelles la question du transport est déterminante, la demande de bureaux s’est réorientée sur des surfaces moindres portant sur des immeubles d’hypercentre, présentant une grande flexibilité et des services associés ou de proximité », rapportent les gérants de Cushman & Wakefield. « Depuis le Covid, on assiste à une baisse de la demande dans le domaine du bureau traditionnel », constatent Nicolas Parisot et Claude Grandperrin. « En effet, beaucoup d’entreprises ont réduit leurs espaces administratifs puisque nombre de salariés sont en télétravail au moins une fois par semaine ». Ceci étant, aujourd’hui, il semble que la Bourgogne-Franche-Comté est encore éloignée par ces tendances : « Dans des métropoles intermédiaires comme Dijon, les impacts du télétravail sont bien moins marqués que ceux observés dans les grandes agglomérations », observe Florent Puchot. « Les entreprises locales s’adaptent différemment à ces évolutions ». « Dijon est relativement épargnée des mesures de flex office ou de télétravail car l’humain reste au centre de nos entreprises, nous parlons plutôt bien-être au travail, de conciergerie, facilités de transports, restaurant d’entreprises, services, plutôt que télétravail », complète Carine Provost. « Les entreprises qui sont déjà implantées restent là, réutilisent leurs espaces en lieux conviviaux, augmentent les surfaces pour créer des espaces de vie au bureau ». « Ces espaces n’ont pas remis en cause la faisabilité immobilière de ces nouveaux usages », ajoute Hubert Cusenier. Bien au contraire, l’immobilier devient de plus en plus un atout mis en avant pendant les périodes de recrutement ».
Dijon est relativement épargnée des mesures de flex office ou de télétravail car l’humain reste au centre de nos entreprises, nous parlons plutôt bien être au travail,
de conciergerie, facilités de transports, restaurant d’entreprises, services… »
Carine Provost - Arthur Loyd
Le gérant de NCBC va encore plus loin : « J’ai l’impression que, localement, on se dirige plutôt vers un retour des salariés en entreprise ». Pas de quoi bouleverser tout un marché, même si Loïc de Villard, directeur régional de CBRE Rhône-Alpes - centré sur la métropole lyonnaise -, assure que « la généralisation du télétravail a réduit la demande de bureaux autour de 20 % en moyenne, bien que l’impact à long terme soit encore incertain ». Localement, Philippe Rouet témoigne : « Télétravail et flex office contribuent à la baisse du nombre de mètres carrés occupés sur le long terme, bien que ces tendances soient plutôt motivées par le besoin d’offrir un cadre de travail innovant pour attirer et fidéliser les talents, tout en renforçant la marque employeur. Les bureaux anciens ou peu flexibles, quant à eux, suscitent de moins en moins d’intérêt. » « On observe également l’émergence des espaces de coworking tant dans les grandes villes que dans les communes plus modestes avec un panel étendu d’offres telle qu’une facturation à l’heure, à la demi-journée, au mois », concluent Nicolas Parisot et Claude Grandperrin. Avec des prestations incluant le Wi-Fi haut débit, les imprimantes partagées et l’assistance informatique complète. Les propriétaires de locaux existants sont donc souvent contraints de s’adapter à cette nouvelle demande qui nécessite des investissements importants dans les bâtiments.
Aujourd’hui, le marché de l’immobilier d’entreprise local semble être davantage concerné par la notion de RSE (Responsabilité sociétale des entreprises). « Pour les agglomérations intermédiaires de BFC, l’enjeu principal porte sur la construction d’immeubles neufs ou la réhabilitation d’immeubles anciens permettant de satisfaire les demandes des entreprises écoresponsables dans le cadre de leur démarche RSE », expliquent Damien Voisenet et Bruno Dormoy. On note par exemple que CBRE « se concentre sur la transformation des immeubles obsolètes pour leur donner une nouvelle vie, en changeant leur usage pour répondre aux besoins actuels du marché ». « Dans les années à venir, ce défi va profondément structurer le marché. D’une part, les entreprises devront se conformer à des exigences réglementaires croissantes, comme le décret tertiaire », précise Florent Puchot. « D’autre part, elles chercheront à optimiser leurs coûts d’exploitation et à améliorer le confort de leurs équipes, en investissant dans des locaux performants et durables ».
Le promoteur, toujours pertinent
Notre force reste notre rapport de proximité avec nos clients, pour répondre toujours au mieux à leurs demandes et préoccupations et ainsi assurer leur fidélisation et encourager les recommandations qui sont notre meilleure carte de visite. »
Nicolas Parisot et Claude Grandperrin Cristalead
Dans un marché malade, en proie aux doutes, et où les affaires se font de plus en plus rares, le travail du promoteur immobilier a-t-il encore du sens ? « C’est le premier maillon de la chaîne », rappelle Yannick Cohu. Il faudra toujours des promoteurs ! Aujourd’hui, certains sont en souffrance, mais le métier ne disparaîtra pas : il tend peut-être à s’organiser de manière différente. « Les métiers de la construction ont un avenir dans notre région, confirme Hubert Cusenier. Mais j’imagine aussi un monde de l’immobilier qui se professionnalise de plus en plus et qui laissera de moins en moins la place à des petites structures. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir mais c’est un fait. Avant, un bâtiment d’activité n’était qu’un toit répondant à des critères moins élaborés qu’aujourd’hui, poursuit le directeur général. Maintenant, il doit remplir son rôle, prendre de plus en plus soin des occupants et sauver la planète. Il est donc plus technique et plus cher ; l’association de compétences complémentaires s’impose notamment par des bureaux d’études spécialisés ».
À Dijon, un exemple édifiant de cette nouvelle façon de voir le local d’entreprise est le nouveau siège de la Caisse d’Épargne BFC. Co-aménagé avec les collaborateurs qui l’occupent désormais, le bâtiment épouse le nouveau modèle de travail de l’entreprise : flex office, cohabitation entre les différents métiers… Tout en affirmant sa dimension RSE (soutien à la filière bois locale, bâtiment passif émettant 40 kWh/m²/an, entièrement domotisé et non climatisé).
« Ce qui change par rapport aux années passées, c’est que la part du risque inhérente aux opérations s’est accrue (recours multiples, temps d’instruction des permis, portage financier, risque d’illiquidité des biens construits…). La plupart des programmes sont des “programmes papier” dont le lancement dépendra d’un taux de pré-commercialisation toujours plus haut », expliquent les co-gérants de Cushman et Wakefield, qui conseillent et travaillent avec les promoteurs immobiliers. « Nous sommes convaincus que les promoteurs ont un rôle à jouer, car ils vont apporter une offre nouvelle (nouvelles normes, architecture différenciante) nécessaire au dynamisme des villes. Aujourd’hui, ils retrouvent la notion de risque (peut-être un peu occultée dans un marché dynamique), et doivent donc l’accepter ».
Un avis partagé par Florent Puchot, pour qui le travail du promoteur reste une nécessité : « Le parc immobilier actuel est souvent vieillissant, avec des bâtiments qui ne répondent plus aux standards modernes en termes de confort et de performances énergétiques. La transformation de l’immobilier d’entreprise repose en grande partie sur l’action des promoteurs immobiliers, qui jouent un rôle clé dans cette mutation ».
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