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Atelier Pagina : Frédéric Marat ne veut pas tourner la page !

Côte-d’Or. Le 10 juin 2021, Frédéric Marat reprenait « l’Atelier de Reliure » situé alors au 21 rue Amiral Roussin à Dijon, avant de déménager au 7 rue Berlier pour donner naissance à l’Atelier Pagina. Aujourd’hui, l’artisan alerte sur la situation économique délicate dans laquelle il se trouve et qui pourrait menacer la pérennité d’un savoir-faire plus que centenaire.

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Photo de Frédéric Marat
Frédéric Marat au milieu de ses livres et de ses machines plus que centenaires.(Crédits : JDP.)

« J’ai cette chance extraordinaire : je ne réfléchis pas ! ». C’est par ces propos espiègles et un brin provocateurs que Frédéric Marat, propriétaire de l’Ateliers Pagina, spécialisé dans la restauration et la reliure de livres pose les bases de ce qui l’a conduit, il y a plus de trois ans, à prendre la suite d’une institution familiale dijonnaise incarnant dans les murs de la cité des savoir-faire depuis près de 60 ans. L’Atelier de Reliure, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a été créé en 1966, au 21 rue Amiral Roussin, par André Vercey, après des études aux Beaux-Arts à Dijon. En 1994, sa fille Véronique en reprend la gérance, épaulée bien vite par son mari. Vingt-sept ans plus tard, le couple cherche en vain un repreneur et c’est par un curieux hasard que Frédéric Marat va découvrir leur histoire.

Un poste de l’atelier avec ces nombreux fers à dorer.(Crédit : JDP.)

« J’ai été accueilli trois mois à l’Abbaye Notre-Dame de Cîteaux en plein second confinement », raconte-t-il, évoquant dans le choix de ce lieu, « pour faire le point, me ressourcer », une résurgence du passé, un rappel d’une première visite faite alors qu’il passe un BAC technologique au collège Saint-Joseph à Dijon. « Sur place, j’ai rencontré un Belge, docteur en histoire, spécialiste de l’ordre cistercien, chargé de récupérer les ouvrages des bibliothèques abbatiales qui fermaient. C’est là qu’il m’a parlé de la famille Vercey et de ce patrimoine dijonnais, de cet art de la reliure plus que centenaire ». Alors que le chercheur lui fait l’article, Frédéric Marat voit s’aligner les planètes : « Ce qu’il me racontait réveillait plein de choses en moi : le déchirement de mon grand-père agriculteur dans l’Aube quand il a dû se séparer de sa ferme car aucun de ses enfants ne voulaient prendre sa suite, mes années d’enfance à Dijon, ma fascination pour les ouvrages ancien fantasmée par le Nom de la Rose... Autant de madeleines de Proust qui m’ont conduit, sans aucun recul, porté par l’affect, à m’entendre dire à Véronique Vercey : “Je vais reprendre !” dès que j’ai franchi la porte de son atelier ». C’est alors le branle-bas de combat pour cet homme né à Chaumont (52) vivant alors à Lyon et qui a déjà connu bien des vies : régisseur pour un cirque, pour la télévision, chef d’entreprise, créateur de deux sociétés d’informatique, ébéniste et même guide de haute montagne...

Photo d'Appoline stagiaire
Appoline, stagiaire en apprentissage travaille sur la couture d’un ouvrage ancien. (Crédit : JDP.)

« Je ne connais rien au métier, j’ai suivi un cursus sur les métiers du livre à Tours, noué des liens avec la Bibliothèque nationale de France à Paris, fait un stage chez l’un des plus grands relieurs de France et j’ai été accompagné pendant les six premiers mois de la reprise par Véronique, son mari et l’un de leur employé, Raymond Gervais qui est entré dans l’entreprise à 14 ans et qui cumule aujourd’hui à 69 ans, 55 ans de savoir-faire irremplaçables ». Un salarié que Frédéric Marat a gardé avec lui. « Il vit à Montbard et vient trois jours par semaine en complément de sa retraite ».

Une Passion Qui Peine À Nourrir

Aujourd’hui, un peu plus de trois ans après le début de « cette aventure d’une richesse absolue », Frédéric Marat dresse un bilan doux-amer : « On croule sous les commandes notamment des mairies qui ont l’obligation légale de faire relier les états civils, mais je n’arrive pas à me dégager de vrai salaire. » Sa clientèle est composée pour un tiers d’administratifs (archives municipales, départementales, musées...), pour un deuxième tiers de bibliophiles, collectionneurs d’ouvrages sur la chasse ou la vigne et pour un dernier tiers de « clients qui timidement font tinter la clochette de la porte d’entrée, s’excusant de ne pas venir avec un ouvrage rare à restaurer mais avec le livre de recettes de leur grand-mère, où la correspondance SMS amoureuse qu’un jeune homme veut faire relier pour l’offrir à sa belle pour la Saint-Valentin. Ces particuliers aux demandes à forte valeur sentimentale nous apportent autant de gratification que la restauration d’une

Photo d'une bible en neuf langues
Restauration d’une bible en neuf langues.(Crédits : JDP)

bible en neuf langues datant de 1657. Aujourd’hui notre problème, c’est que les gens n’ont pas conscience des heures de travail qui se cachent derrière une restauration ou une reliure. Quand ils s’adressent à nous ils pensent que l’on va répondre à leur demande en quelques heures alors qu’il faut compter plusieurs semaines : 30 étapes sont nécessaires à la fabrication d’un livre, dont 15 jours pour l’encollage sous presse. On est obligé de faire de la pédagogie, expliquer le pourquoi de nos tarifs, convaincre que ce sont de justes prix, liés à l’augmentation des charges, du coût des matières premières (+250 % pour le carton depuis le début de la guerre en Ukraine) », défend Frédéric Marat, qui bien qu’ayant conscience que « c’est compliqué pour tout le monde, certaine des collectivités qui font appel à moi ont vu leur budget diviser par six », revendique « un métier passion, un acte militant, de résistance face au tout numérique... ».

Mais encore faut-il que « la passion nourrisse ». La suite, il la voit soit en déménageant ses locaux hors du centre, soit en prenant un mi-temps pour compléter ses revenus, à moins « d’être contraint à la fermeture pure et simple », ce qu’il refuse encore, engageant même une démarche de classement de l’atelier en entreprise du patrimoine vivant pour mettre en avance son si beau métier.