Daniel Bernard l’écailliste qui défie le temps
Artisanat. Dans son atelier de Sens, Daniel Bernard perpétue un savoir-faire presque disparu : le travaille de l’écaille de tortue. Héritier d’un art transmis par un maître d’art, il fabrique chaque année une poignée de pièces uniques qui séduisent une clientèle internationale. Mais l’avenir de ce métier est plus fragile que la matière qu’il travaille.

À la fin des années 1990, Daniel Bernard n’imaginait pas une seconde devenir écailliste. Né et élevé à Sens, il travaille alors dans le commerce industriel et pratique la photographie en amateur. C’est justement par l’objectif qu’il croise la route de celui qui changera sa vie : un artisan spécialisé dans la restauration d’objets en écaille de tortue. « J’ai commencé par photographier ses pièces avant et après restauration, se souvient-il. Quand j’ai vu cette matière pour la première fois, j’en suis tombé amoureux. »
À une époque où son maître est sur le point d’être nommé « maître d’art » par le ministère de la Culture, Daniel Bernard saisit sa chance. Aucun de ses enfants ne souhaitant reprendre l’atelier, il se propose comme élève. Il quitte tout pour apprendre ce savoir-faire rare, s’engageant dans un apprentissage long et exigeant : six années encadrées par le dispositif maître d’art-élève, prolongées de quatre autres en autodidacte exigeant. « Il a fallu près de dix ans avant que mon maître considère que mes pièces étaient acceptables. J’ai continué de travailler avec lui cinq année afin de me perfectionner », confie-t-il.
Aujourd’hui encore, chaque objet est façonné entièrement à la main : aucune machine, uniquement des outils simples et un savoir-faire minutieux. L’écaille de tortue est une matière singulière : elle peut se « greffer » naturellement sous l’effet de la chaleur et de la pression. Ce procédé délicat permet d’assembler des plaques pour créer une pièce homogène. « C’est un matériau unique au monde, d’une beauté et d’une noblesse incomparables », sourit l’artisan.
Une beauté condamnée
Aujourd’hui, Daniel Bernard est l’un des derniers — peut-être le dernier — à ne travailler que l’écaille. Entre les murs clairs de son atelier de Sens, il fabrique entre 50 et 70 montures de lunettes chaque année, des bijoux, quelques boutons de manchette et des bracelets. Rien de standardisé. Chaque pièce porte en elle les irrégularités d’un matériau vivant. Chaque morceau d’écaille est unique, comme une empreinte digitale. Mais cette beauté a un prix : celui de la rareté. L’écaille provient d’une seule espèce, la tortue imbriquée, protégée par la Convention de Washington depuis 1977. Plus aucun gramme ne peut être importé. Daniel Bernard travaille sur les derniers stocks légaux, rachetés à un artisan parti en retraite. Une réserve finie. « J’espère pouvoir travailler jusqu’à la fin de ma vie, mais je n’en suis pas sûr », glisse-t-il dans un souffle.
Il restaure aussi des objets anciens, fabriqués aux siècles où l’écaille remplaçait le plastique. Ces boîtes, coffrets ou lunettes racontent une autre époque : celle des conquistadors, des ateliers d’ébénisterie, des vitrines d’orfèvres. Ce patrimoine, il le préserve, parfois contre l’incompréhension de la population. Ce métier, Daniel Bernard le sait, est suspendu à un fil. Après lui, peut-être plus rien. Ou peut-être une transmission, une relève, une étincelle. Il y pense souvent. Ce qu’il veut laisser, ce n’est pas un nom sur une plaque. C’est une main qui saura encore, dans cinquante ans, poser deux morceaux d’écaille l’un sur l’autre, et les unir comme on unit des destins. « Je ne fais pas ça pour moi, dit-il. Je fais ça pour les générations qui viendront. »