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Gérard Bourgoin, dernier symbole des années fric

Hommage. Retiré des affaires depuis une dizaine d’années, l’entrepreneur icaunais Gérard Bourgoin est décédé le 2 mars d’un malaise cardiaque à l’âge de 85 ans. La disparition de ce self made man qui délaissait volontiers ses usines pour les « soirées yacht » de Saint-Tropez avec, notamment, Gérard Depardieu, incarnait une époque révolue.

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Photo de Gérard Depardieu, Fidel Castro et Gérard Bourgoin
Parmi les amis célèbres du chef d’entreprise icaunais, l’acteur Gérard Depardieu que Gérard Bourgoin parraine auprès de l’AJ Auxerre et le dictateur cubain Fidel Castro avec lequel les deux hommes font affaires… Photographie prise le 27 novembre 1996 à La Havane, Cuba.( Crédit : William Stevens/Gamma-Rapho via Getty Images.)

Une matinée de mars 1995, militaires cubains et mitraillettes sont de sortie dans le petit village de Chailley, situé à 40 minutes de la préfecture de l’Yonne. Le chef d’État communiste Fidel Castro est de passage dans le département. Sous le feu des projecteurs, le dictateur cubain rend visite à son nouvel ami, l’entrepreneur Gérard Bourgoin pour une visite de l’usine Duc. À 56 ans, le « Roi du poulet » est au sommet de sa gloire. Si la venue du « Lider maximo » suscite des critiques, Droits de l’Homme oblige, elle provoque également la stupéfaction de la presse nationale qui découvre l’influence du Bourguignon, un capitaine d’industrie qui semblait jusque-là cantonné à l’agroalimentaire et au football.

Travailler Plus Pour Gagner Plus

Fils d’un couple de bouchers originaires de Chailley, Gérard Bourgoin n’a eu qu’un seul mantra pour se défaire de sa condition sociale, celui de travailler. Titulaire d’un CAP de comptabilité, puis de boucher, passé en candidat libre, le jeune Chaillotin a toujours eu le labeur dans le sang. « À quatre ans, on m’a mis sur une petite chaise et je me servais du couteau ». Dès son enfance, il coupe ses premiers morceaux de viande à la boucherie pour aider son père Marcel. Son adolescence aurait pu figurer dans un roman de Balzac. Gérard Bourgoin monte à Paris sans le sou pour perfectionner ses talents d’artisan, en parallèle d’une formation à l’Institut national de la conserve. À son retour dans l’Yonne, il travaille le jour pour son père, et développe la nuit, dans l’arrière-boutique familiale, un petit laboratoire où il expérimente diverses recettes qu’il met en conserve et vend à des boutiques locales. Gérard Bourgoin n’est pas maçon ? Qu’à cela ne tienne, il rassemble quelques gros bras du village, apprend à faire du béton et construit de ses propres mains sa première usine à Chailley. Sans autorisation préfectorale. Boucher, commercial ou pilote d’avion, il aura multiplié les casquettes au sein de son entreprise BSA (Bourgoin S.A). Une petite boucherie qu’il transformera en empire de l’agroalimentaire et élèvera au rang de numéro deux européen du poulet, à son apogée dans les années 1990.

« Coup De Tête » Et Coup Marketing

Photo de Gérard Bourgoin
Gérard Bourgoin a accordé une de ses dernières interviews au jeune journaliste auxerrois Léo Agopian.( Crédit : Capture d’image des rushes de Léo Agopian.)

Si Gérard Bourgoin a su créer sa chance par la force de son travail, il a également été très habile pour se servir du contexte économique et politique à l’échelle locale et nationale. En 1977, le chef d’entreprise commence à se faire un nom dans l’Yonne. Il est démarché par Jean-Claude Hamel, président de l’AJ Auxerre, équipe de deuxième division, pour devenir sponsor et dirigeant. Le club icaunais se révèle aux yeux de l’Hexagone et se hisse en finale de la Coupe de France 1979. La même année, Jean-Jacques Annaud, jeune réalisateur, tourne son film Coup de tête à Auxerre, avec l’acteur Patrick Dewaere en vedette. Plusieurs joueurs auxerrois sont figurants dans ce long métrage tandis que Guy Roux conseille Jean-Jacques Annaud sur la partie football. Coup de tête ? Un vrai coup de pouce. L’équipe fictive de Trincamp porte une tunique bleu et blanche avec comme sponsor principal La Chaillotine. Un coup de projecteur pour le groupe Bourgoin puisque le film connaîtra un succès populaire au cinéma. La suite ? Première division, épopée européenne, champion de France. Les maillots La Chaillotine, Duc, et la figure de Gérard Bourgoin deviendront au même titre que Jean-Pierre Soisson, emblématique maire d’Auxerre, indissociables de l’ascension de l’AJA.

Un Sauveur Tombé Du Ciel

Le « Roi du Poulet » n’a pas profité que du football pour servir ses affaires. Les « années fric » voient plusieurs politiques icaunais faire carrière sur le plan national. Si la collaboration avec Jean-Pierre Soisson n’ira jamais au-delà du carré vert, l’entrepreneur use de sa proximité géographique avec Henri Nallet, maire de Tonnerre et ministre de l’Agriculture de François Mitterrand pour s’ouvrir les portes des ministères. Rachat financé par l’État, pression sur certains dossiers, « Bourgoin le Chiraquien » n’a aucune accointance idéologique avec le socialiste Nallet mais « se sert » volontiers de lui pour arriver à ses fins. À l’heure du chômage de masse et de la désindustrialisation, les pouvoirs publics jouent le jeu pour favoriser l’expansion du groupe Bourgoin, tantôt pour favoriser la reprise d’entreprises au bord du dépôt de bilan, tantôt pour construire une nouvelle usine… La Bretagne n’est pas en reste. En 1980, le Chaillotin construit le plus grand complexe européen de dinde à Guiscriff dans le Morbihan. Pour que Bourgoin puisse y poser son jet, le conseil régional breton signe sans hésitation un chèque de 18 millions de francs pour financer l’agrandissement de l’unique piste du modeste aérodrome, situé au pied du nouvel abattoir.
L’entrepreneur icaunais avait aussi un penchant pour les chefs d’État peu fréquentables. À l’automne 1991, Gérard Bourgoin est contacté par le ministre cubain José A. Naranjo qui l’invite à La Havane pour rencontrer Fidel Castro. Il apporte dans ses valises dindes, jambons, quelques caisses de Chablis et ses talents de séducteur. Suffisant pour s’attirer les grâces du dictateur cubain qui l’invite régulièrement sur l’île communiste. Entre deux parties de chasse, sa grande passion, Gérard Bourgoin fait fi de l’embargo américain. Il ouvre un bureau dans la capitale et exporte à Cuba, volailles, voitures, chaussures Adidas.

Des Aventures Sulfureuses

En échange, Fidel Castro lui accorde des permis d’exploration de poches de pétrole via la société Pebercand dans laquelle il embarque son ami Gérard Depardieu… Si l’aventure tourne court après le dépôt de bilan de BSA, l’ex « Roi du Poulet » tente de se refaire le plumage au Congo Brazzaville. Il négocie en personne avec le président Sassou-Nguesso des champs pétrolifères, embarque avec lui quelques fidèles de l’AJ Auxerre et monte de toutes pièces une académie de football qui remportera la coupe d’Afrique des nations juniors en 2007.
Malgré des hauts et des bas, l’impulsif boucher de Chailley a réussi le tour de force de parvenir, en à peine 30 ans, à sortir de l’anonymat pour devenir celui qui chuchote à l’oreille des puissants, mais aussi patron du football français de 2000 à 2003, fondateur d’une compagnie d’aviation d’affaires ou encore vice-président du conseil général de l’Yonne. À 85 ans, il s’en est allé.