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Lapierre prend un virage stratégique

Partenariat. Le groupe dijonnais spécialiste du vélo haut de gamme reste l’équipementier de l’équipe cycliste féminine FDJ-Suez en même temps qu’il cesse un partenariat de 22 ans avec l’équipe masculine Groupama-FDJ. Un choix fort commenté par Dorian Tabeau, directeur de la marque en France.

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Photo de l'équipe FDJ-Suez
L’équipe FDJ-Suez équipée des cadres Lapierre. Jade Wiel et Cecilie Uttrup Ludwig, seront présentes à Dijon le 9 novembre de 17 h 30 à 19 h 30 avec leur manager Stephen Delcourt. (Crédit : FDJ-Suez)

Coup de tonnerre vendredi 20 octobre dernier dans le monde du cyclisme professionnel : le groupe dijonnais Lapierre rendait officielle la fin de son partenariat de 22 ans avec l’équipe Groupama-FDJ dans laquelle s’était illustré Thibaut Pinot. Lapierre réaffirmait dans le même temps ses liens avec l’équipe féminine FDJ-Suez - un partenariat débuté lui en 2016 sur lequel s’expriment Dorian Tabeau, directeur de la marque Lapierre France et Stephen Delcourt, manager de la FDJ-Suez.

Le Journal du Palais. Pourquoi la fin de ce partenariat avec Groupama-FDJ ?

Dorian Tabeau : On est dans une période où le marché du vélo est un peu en souffrance et se réorganise. C’est le bon moment pour le groupe Lapierre pour se réorganiser également et de réacter un plan d’ambition différent, de viser d’autres choses. Nous voulons augmenter notre présence à l’international et pour cela il nous faut des équipes capables de soutenir internationalement la marque, ce qui est le cas avec FDJ-Suez. Se réorganiser, c’est aussi faire des choix un peu violents, savoir s’arrêter et ne pas continuer de faire ce qu’on a l’habitude de faire.

Groupama-FDJ c’est une collaboration de 22 ans, ce n’est pas une décision facile, mais il faut savoir prendre des risques pour, justement, repartir sur de bonnes bases. On a vraiment la volonté aujourd’hui de faire monter la valeur de marque, d’aller vers une « premiumisation ». On a besoin d’un temps pour poser les choses. Ça ne veut pas dire qu’on ne reviendra pas ! Mais on a eu l’impression que c’était le bon timing pour prendre cette décision compliquée.

N’est-ce pas un choix risqué de tout miser sur une équipe féminine ?

Dorian Tabeau : Je préfère le mot audacieux : la prise de risque est mesurée parce qu’on a confiance, on se connaît depuis assez longtemps avec Stephen (Delcourt, le manager de FDJ-Suez, Ndlr) pour pouvoir se dire les choses et savoir dans quelle direction on veut tous les deux aller. Nous pensons que moderniser la marque c’est prendre des partis pris forts : on croit au sport féminin, on croit aussi au marché du vélo féminin.

Et ce serait mal placé de communiquer sur un marché sans être capable de s’affirmer comme équipementier. Dans le groupe on s’investit vraiment pour que la marque Lapierre soit la marque premium du groupe Accell. Cela signifie qu’il y a des catégories de produits qu’on arrêtera et notamment l’entrée de gamme parce que ce n’est plus dans l’ADN de la marque. La stratégie se met en place sur les cinq prochaines années, il fallait commencer à avoir des actes forts pour la marquer.

Que signifie concrètement un tel partenariat ?

Dorian Tabeau : Le premier aspect est le partenariat image avec des choses très factuelles : financière et dotation matérielle. La seconde est technique : il s’agit de s’appuyer sur l’expertise de l’équipe, des performances et des rideuses pro pour avoir des retours sur nos vélos et participer à la performance. Le vélo ne fait pas gagner, mais il peut faire perdre ! Il faut trouver le bon équilibre avec Stephen. Il y a un historique avec l’équipe depuis août 2016. Quand on a commencé les discussions, elle n’était pas à ce niveau et le cyclisme féminin n’était pas à la même échelle non plus.

On est arrivés à une co-construction de ce partenariat, basée sur une envie de travailler ensemble, des valeurs communes avec la marque, une envie de progresser… Un partenariat, est un challenge de la part de la marque qui d’un côté demande à l’équipe : quels sont les plans, qu’est-ce que vous allez mettre en place pour progresser et la contrepartie de l’autre côté, c’est l’équipe qui dit voilà ce dont on a besoin pour gravir les échelons de la performance.

Chez Lapierre, on est sur du partenariat de long terme. Cela ne nous intéresse pas de faire des sauts de puce. On pourrait payer très cher des équipes beaucoup plus « fortes », qui ne font pas forcément de la route et on pourrait se dire : on a payé très cher notre image pendant un ou deux ans et on se retire.

Stephen Delcourt : S’il n’y a pas de plan et que le partenariat n’est pas gagnant-gagnant, ça fait toujours du court terme. Des marques, des équipes le font. Ce sont des contrats de trois ans. En 2016, sur une équipe femme on ne pouvait pas calculer de retours sur investissement, ce n’était pas possible. Aujourd’hui on peut le calculer.

On sait que pour que ce soit rentable, soit on fait du one shot, on y va à bloc sur deux ou trois ans ; soit on fait du long terme. Ce qu’il ne faut pas faire c’est de l’entre-deux. Et sur le long-terme il faut être capable d’avoir un plan, et d’avoir une co-construction. Nous, on a besoin du meilleur vélo pour ne pas perdre de course. Aujourd’hui, notre but est que notre vélo soit une arme au quotidien qui ne soit pas désavantageux par rapport aux trois équipes qui sont devant nous et avoir un avantage sur les autres. Lapierre est un grand groupe, mais on a des mastodontes contre nous.

Donc on doit être au même niveau, et si on a du retard, il doit être comblé en quelques mois. La co-construction doit se faire sur mesure. Si j’ai une cycliste qui a l’impression d’être désavantagée avec un vélo Lapierre, c’est perdu. Même si physiquement et en termes de performance on est sur quelques watts, si psychologiquement elle a l’impression que son vélo va moins vite, c’est fini.

Sur le plan financier, qu’est-ce que cela représente ?

Stephen Delcourt : Dans notre budget global, l’équipementier est dans le top cinq des partenaires. La part financière - groupe et roues avec Shimano et le cadre avec Lapierre - nous permet de payer les salaires, qui sont 60% de notre budget. Le budget d’une équipe comme la nôtre entre la première collaboration avec Lapierre et fin 2023, aura été multiplié par six, la masse salariale par 11. Certes, nous partions de rien ! En 2017 j’avais cinq plein temps chez les filles et deux dans le staff, quand en 2023 on finit à 36 personnes et nous serons 40 en 2024. La croissance est au minimum de 30% par an. Notre budget augmente tous les ans, le partenariat doit augmenter de la même manière. Le partenariat avec l’équipementier permet aussi de chercher de l’image et c’est un retour sur investissement qui va être palpable pour le groupe Lapierre.

Dorian Tabeau : Le cyclisme féminin est en vraie progression. Ce qui a un effet très bénéfique pour les salaires, ce qui permet aux cyclistes féminines de pouvoir en vivre ce qui n’était pas le cas en 2016. Le salaire compte mais pas seulement : pour faire venir les meilleures, il faut aussi pouvoir leur proposer le meilleur matériel.

Et le contexte dans lequel elles vont être intégrées compte aussi. C’est aussi là-dessus que la marque vient en support pour accompagner l’équipe. Entre 2016 et 2023, le budget du partenariat aura été multiplié entre six et sept fois pour l’équipe. Il faut y intégrer la dotation de cadres, pour FDJ-Suez c’est un peu moins d’une centaine de cadres et les composants annexes. Derrière, on participe à différents niveaux.

Il y a une dotation cash – on est en renégociations, donc on ne peut pas dévoiler de chiffres. On peut dire que dans ce cash, on a à peu près 10% qui vient en support de communication. Une partie vient directement en contrat d’image avec certaines coureuses. Au niveau marketing, cela nous donne des armes supplémentaires.

Le matériel, comme un vélo équipé du cadre Lapierre est-il un outil d’attractivité des sportives ?

Stephen Delcourt : Le volet du matériel est encore plus vrai dans le cyclisme féminin. Dans la négociation globale quand vous faites une recrue, et c’est une chose dont on parle souvent avec les agents, les hommes ont eu tendance à mettre le salaire en premier. Les femmes mettent plus de temps à se décider car il y a un passé : avant 2020, il n’y avait pas de salaire obligatoire, pas de congé maternité, pas de plan retraite.

Elles ont eu l’habitude de négocier un ensemble de choses, parce que leur salaire était une petite partie de ce qu’elles pouvaient gagner. Elles ont gardé ce réflexe. Le global est très important. Une des meilleures coureuses au monde peut venir aujourd’hui et dire : si je n’ai pas ce vélo-là, je ne viens pas.

On a recruté une des cyclistes les plus techniques dans ces dernières semaines, elle vient d’un gros groupe. Cela fait une semaine qu’elle roule avec notre vélo et ses premiers retours c’est : je suis contente, je ne vais pas baisser en performance à cause du matériel. Pourquoi on aime avoir les contrats les plus loyaux et les plus longs possibles, c’est que lorsqu’on est en négociation si une cycliste me demande sur quel vélo je vais rouler il faut être capable de lui répondre.

J’essaye de négocier très tôt avec la marque avant la fin du contrat de la cycliste, parce que ce serait un désavantage pour moi de ne pas avoir de retours, parce que je ne pourrais pas avoir de tangible pour nos cyclistes. Elles passent quand même entre 20 et 25 heures par semaine sur leur vélo, c’est leur outil de travail. Si on ne leur donne pas le meilleur, on sait que cela peut les faire changer d’avis.

Un partenariat avec des équipes pro permet-il à un industriel comme Lapierre de faire des bonds technologiques ?

Dorian Tabeau : Notre job de faiseurs de cadres, c’est de s’assurer qu’il s’agglomère de la meilleure façon possible avec les composants qui sont issus des autres partenaires et des autres fournisseurs. Les grosses évolutions sur la partie cadres, c’est d’abord le carbone, la compréhension du carbone, de la juxtaposition des différentes fibres, la manière dont elles sont traitées, comment les agglomérer correctement sur un vélo, comment jouer sur la rigidité. La montée en puissance sur cette expertise technique au niveau du carbone, c’est aussi grâce aux retours de nos équipes professionnelles. On a su s’équiper en interne avec des experts du secteur pour aller plus loin.

Le deuxième gros sujet c’est l’aérodynamisme. C’est un point très important, c’est ce qui permet de gagner des watts et quand vous gagnez des watts, c’est de l’énergie en moins à mettre au niveau des jambes. On utilise pour cela des travaux en tunnel de soufflerie, les mêmes technologies que l’aéronautique pour étudier l’impact sur les différentes parties de nos cadres et les éléments qui y sont associés pour éviter au maximum les turbulences, ou, s’il y a des turbulences, de s’assurer qu’elles soient maîtrisées.

On fait des études avec des outils digitaux, on les vérifie en tunnel de soufflerie. On travaille le carbone à partir d’hypothèses avant une vague de tests avec les coureurs pour vérifier que les premiers lay-up (épaisseur de carbone, Ndlr) soient bons et on a souvent deux, trois, quatre lay-up qui vont venir en test. Validés, on les travaille ensuite pour le commercial car ce qui est bon pour un coureur professionnel n’est pas forcément bon pour un usager lambda.

Troisième point, le confort. On joue avec le carbone, mais aussi les éléments de design du cadre. On a un élément, le 3D Tubular, qu’on a développé spécifiquement pour apporter ce confort qui en 2016 n’était pas aussi abouti qu’aujourd’hui.

Stephen Delcourt : Les coureuses veulent un vélo qui leur permettre d’avoir un avantage concurrentiel. Sur nos bientôt 16 cyclistes, très peu sont capables d’avoir ce ressenti le plus fin possible. Mais la première impression est très importante. Il faut que ça réponde tout de suite et que ça va leur permettre d’aller un peu plus loin dans la performance.

On teste aujourd’hui un nouveau cadre ; quand les premières impressions sont bonnes et qu’on peut les peaufiner, là on est dans un cercle vertueux entre l’équipe et la marque, quand tous les composants se marient bien avec le cadre et que le ressenti est excellent.

La première fois qu’on a roulé avec le nouveau guidon, à chaque virage, le ressenti des premières qui l’ont eu est qu’elles pouvaient épouser la courbe et que cela leur permettait d’aller plus de l’avant. Ce n’était qu’un ressenti, on ne pouvait pas le mesurer mais cette impression qu’elles pouvaient aller plus vite avec plus de sécurité était primordiale.

Aujourd’hui on a allégé les vélos, on les a rendus de plus en plus rigide, avec des freins à disque – on a été une des premières équipes au monde à rouler en freins à disque – on a changé le comportement du vélo, c’est important de comprendre le ressenti des cyclistes. Mais ce qu’elles veulent en premier, c’est un vélo qui va le plus vite possible ou qui leur fait gagner de l’énergie. Un vélo peut consommateur en watts, c’est une énergie que l’on aura de disponible au bon moment.

Quelle est votre vision de l’état actuel du cyclisme au féminin ?

Stephen Delcourt : Nous sommes la plus vieille équipe du World tour et on a commencé en 2006, à une époque où le Tour de France femmes n’existait plus, il n’y avait aucune course télévisée. Notre sport ne « prenait » pas et était un sport secondaire. On a passé les 1.000 heures de télévision au niveau européen seulement en 2020 ! Mais ensuite : 2021, premier Paris-Roubaix, 2022, premier Tour de France femmes de l’ère professionnelle. Depuis ce Tour de France les audiences sont énormes : plus de 20 millions de téléspectateurs encore cette année sur France TV, plus de 50 pays qui retransmettent en direct la course, des parts de marché jusqu’à 23, 24%, le contenu digital explose…

Notre sport est entré dans l’agenda des Français pour l’été. On est à un point où le cyclisme féminin commence à être connu, mais on a un point faible : on n’arrive pas à sortir un nom. On n’a pas créé d’idole. Ce n’est pas le cas en Hollande qui domine notre sport, ni en Belgique ou en Italie.

Tant qu’on n’aura pas une Française qui éclabousse la télé de son talent, on n’y arrivera pas. Il faut identifier une personne et les Français vont l’idolâtrer. Il nous faut un profil à la Julian Alaphilippe, à la Thibaut Pinot qui gagnent des étapes ou qui met le feu toute la journée… La nouvelle génération arrive et les deux meilleures Françaises (Juliette Labous et Évita Muzik) qui sont de Bourgogne Franche-Comté, doivent gagner des étapes très vite pour qu’on entre dans le cœur des Français.

Actuellement en popularité elles sont à 15% et 9% quand Thibaut Pinot est à 42% et Julian Alaphilippe à 38. Évita Muzik peut être un leader ? Sportivement, elle a le talent pour. Humainement, elle a tout pour plaire à la France, dans la mesure où les Français peuvent s’identifier à elle. Famille jurassienne, papa a un magasin de vélos, première de la classe, l’enfant modèle très humble… ce côté, les Français vont aimer.

Au niveau international, c’est plus compliqué car on attend là des femmes qui vont prendre la parole sur des choix politiques, qui vont être engagées sur des causes. C’est le profil de Cecilie, notre Danoise (Cecilie Uttrup Ludwig, Ndlr) et c’est le mix Évita-Cecilie qui peut plaire à une marque.

Peut-il y avoir un choc avec les valeurs de la marque ?

Dorian Tabeau : C’est là où il peut y avoir des ruptures ! Mais on ne peut pas non plus demander à des sportifs de se mettre en avant et de faire le maximum pour promouvoir des marques et à côté de ça, leur demander de se taire. On n’attend pas ça des sportifs et encore moins des sportives. On est dans un sport en construction et si on commence déjà à cloisonner ce qui peut être dit ou pas, c’est dangereux pour les disciplines féminines en général.

Stephen Delcourt : Le sport marketing est un jeu d’équilibriste. On leur dit aussi de se protéger sur ce plan, de ne pas réagir à chaud. D’autres n’ont pas peur, mais elles assument les conséquences… On a la chance d’avoir une génération très ouverte mais aussi en capacité de comprendre les enjeux d’une prise de position.

Elles comprennent comment une photo avec un vélo Lapierre ou ce qu’elles font sur un compte qui au finalement est professionnel, peut bénéficier ou désavantager la marque.

Quelle est la portée de la venue du bus FDJ-Suez le 9 novembre chez Lapierre ?

Dorian Tabeau : C’est déjà un évènement en interne. On veut montrer à notre personnel qu’on sponsorise une équipe dont on est fier. Faire venir Stephen et le bus qui est un symbole d’une équipe puissante, bien staffée, bien équipée, cela montre la volonté de progresser.

On veut également réinstaller Lapierre sur la scène locale de manière plus forte, parce que c’est une entreprise qui depuis 80 ans a fait le choix de ne pas se délocaliser et le faire par le sport-marketing est le plus valorisant et le plus « simple » à mettre en avant. C’est une belle manière de parler de la marque. On veut enfin faire découvrir à la population dijonnaise le cyclisme féminin et cela aussi grâce à la venue de Jade Wiel et Cecilie Uttrup Ludwig

Stephen Delcourt : De notre côté, ce bus est un symbole. À l’heure actuelle, se dire qu’une équipe femme peut construire un bus neuf, avec le plus de technologie et de confort possibles, à l’image de nos vélos. C’est le plus abouti du marché. Comme nos vélos c’est un avantage concurrentiel par rapport aux autres équipes. Notre budget est douze fois inférieur à la plus grosse équipe masculine au monde et par rapport à la moyenne on est six à sept fois inférieur. La façon dont a orienté notre budget est aussi une victoire.

Notre bus possède 32 batteries lithium, reliées à des panneaux photovoltaïques. Nous sommes l’équipe la plus autonomes en énergie. Sponsorisé par Suez, nous sommes performants en termes d’économie d’eau, d’énergie et de ti des déchets et nous incitons plusieurs équipes hommes à faire de même. On a mis un an à le construire, maintenant à nous de le valoriser.

On a 70 sponsors locaux, on fait des évènements comme aucune équipe ne le fait. Le but est de montrer ce que l’on sait faire au plus près des entreprises parce que cela donne du sens au sponsoring pour leurs salariés. Je veux que l’on soit exemplaire, pas juste l’équipe sponsorisé par la direction, mais par l’ensemble des collaborateurs. On cherche aussi à se différencier en étant plus accessibles.