Peut-on remettre les pendules à l’heure française ?
Réindustrialisation. À l’heure des 50 ans de la marque Lip, la question horlogère et sa redynamisation restent prégnantes dans le Doubs. Entre fantasme et réalité, savoir-faire indéniable, innovation salvatrice et concurrence Suisse, le pari du retour d’une industrie de la montre française est-il tenable ?
En 1974, Pierre Messmer, Premier ministre, sous la présidence de Georges Pompidou, déclarait : « Lip, c’est fini et l’industrie qui va avec également ». Pourtant aujourd’hui, l’horlogerie résonne encore profondément en terres comtoises : par les actions collectives et individuelles qui germent chaque année, par des savoir-faire qui perdurent et se déploient à d’autres secteurs, par des technologies de pointe, par des organismes de formation et de recherche reconnus et par des attentes palpables en termes de relance d’un secteur horloger français.
« La montre est un produit sexy qui a toujours nourrit beaucoup de fantasmes, affirme Damien Tournier, membre du Bureau de la CCI Saône- Doubs, président de l’UIMM Doubs et directeur général de l’entreprise Schrader à Pontarlier. C’est un produit noble, avec un niveau de technicité et de savoir-faire assez élevé qui génère un attachement immédiat dans l’inconscient collectif ». Au point de voir Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie, placer, le 9 novembre 2022, la montre dans la liste des cinq objets du quotidien que le pays se doit de relocaliser et réindustrialiser au pas de course et qui compte également : le jouet, le vélo, le textile et la chaussure.
Pour mener à bien cet enjeu de souveraineté, l’État apporte trois millions d’euros dans le cadre de France Relance et projette la création de 137 nouveaux emplois en lien avec les projets soutenus. Par ailleurs, la filière horlogère du Haut-Doubs et de Grand Besançon Métropole bénéficie également d’un accompagnement dans le cadre du programme Territoires d’Industrie, qui dans son second appel à projet, a pour objectif d’identifier les initiatives innovantes et créer des passerelles entre les industriels, les acteurs de la formation et de l’innovation, notamment dans le domaine des micro et nanotechnologies. Enfin, les savoir-faire en mécanique horlogère et mécanique d’art ont été inscrits sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco à la mi-décembre 2020.
Champagne suisse et montres française
Côté chiffre, l’horlogerie franc-comtoise concentre 80 % de la filière française. Les activités de recherche (Femto-ST et Utinam) et de formation (UFC, Ensmm, Afpa, Lycée Édgar Faure...) témoignent de sa vivacité. On dénombre une cinquantaine de sociétés (PMI et PME) liées à ce secteur dans le bassin de Grand Besançon Métropole et une trentaine dans le Haut-Doubs dont une quinzaine spécialisée dans la montre mécanique. L’activité de sous-traitance est très marquée, en particulier la maroquinerie (filière luxe). L’Observatoire de Besançon est l’un des trois établissements dans le monde à homologuer les mouvements.
Depuis 1897, cette certification se matérialise par le célèbre poinçon de la vipère. « Sur quelque 15.000 Francs-Comtois qui travaillent dans l’horlogerie, plus des trois quarts sont des frontaliers qui travaillent en Suisse. Et même si, avec un chiffre d’affaires de 381 millions d’euros, en hausse de 12 % par rapport à 2021, la production horlogère française (2.968 emplois) a connu en 2022, sa meilleure année depuis 20 ans, les marques françaises ne captent que 2 % des ventes du secteur en France. Et que dire de ces 381 millions d’euros de chiffre d’affaires national (70 % issus de la fabrication de composants et 30 % en ventes propres) en comparaison des 15 milliards d’euros réalisés par la filière dans le monde, eux-mêmes à confronter au plus de 23 milliards d’investissement en R&D réalisé par Apple, leader des montres connectées, en 2022 ? Interroge Damien Tournier. Dans la région, nous avons quelques marques bien identifiées comme Lip, Pequignet ou Herbelin, mais dans l’imaginaire mondial la montre reste Suisse. On ne se pose pas la question d’acheter un champagne suisse et une montre française. Alors, certes nous avons le vivier et les compétences ; que ce soit par la présence de sous-traitants de très grande qualité ou grâce aux laboratoires et écoles régionaux qui disposent de moyens importants, régulièrement mobilisés par nos voisins suisses d’ailleurs, mais au bout du bout il faut un client. Y-a-t-il une place pour un mouvement horloger mécanique qui pourrait être utilisé par des manufactures françaises, quand on sait que la Suisse fabrique plusieurs millions de mouvements pour toutes les marques, à la fois disponible, fiable et bon marché ? Aucune grande marque de luxe française ne semble chercher à avoir dans son catalogue montre du made in France ».
Des pistes et du temps
Alors que faire ? « Quand il s’agit de réindustrialisation il ne faut pas confondre vitesse et précipitation, beaucoup de choses restent à asseoir. La création d’un mouvement mécanique est une démarche certes noble mais également des plus complexes, je ne pense pas qu’il faille commencer par cela surtout si l’on prendre également en compte le fait que 70 % des Français achètent des montres quartz, 29 % des numériques et seulement 1% des mécaniques. Le lancement de la série spéciale Attitude Élysée commandée par le gouvernement à Pequignet, seule manufacture à concevoir, développer et fabriquer ses mouvements de haute horlogerie en France, ça participe au rayonnement du savoir-faire national, mais ce genre d’effet d’annonce ne fait pas un marché. Nos entreprises doivent prendre le temps de grossir, de monter en compétence sur la partie production (verre, saphir, boîte de montre...) et sur les moyens industriels, notamment en travaillant pour le marché suisse et pour entreprises helvétiques qui souhaitent avoir un pied-à-terre en France, en quête d’un accès à la zone euros ».
Tisser des liens avec le voisin pour reconstruire le tissu industriel local, c’est exactement la direction prise par la coopération franco-suisse inédite, annoncée en 2020, entre la maison bisontine Humbert-Droz et la manufacture de mouvements suisses La Joux Perret qui vise à assembler de A à Z un mouvement suisse, le “G100”, à Besançon. « C’est un accord qui réveille le savoir-faire bisontin, c’est positif à la fois pour le développement économique et l’emploi », argue Julien Humbert-Droz, directeur général de Reparalux, propriétaire de la marque Humbert-Droz. On note par ailleurs l’arrivée progressive d’une nouvelle génération d’horlogers davantage portée sur le design, la finition esthétique (à l’image des Bisontins de la start-up Phénomen venus de l’univers automobile), mais aussi les notions de RSE, de traçabilité et de recyclage. Ils innovent aussi côté marketing et vente en ligne.
Autant de nouvelles entrées qui peuvent faire la différence. Un autre défi consiste à davantage mailler les entreprises entre elles en les aidant à se connaître et également à les accompagner pour innover et capter des savoir-faire. Des grappes d’industrielles sont à imaginer, qui peuvent rassembler tant des artisans que des PME/PMI du secteur. « Les entreprises sont intéressées : elles savent qu’elles peuvent acquérir des compétences qui leur permettront de répondre aux demandes horlogères bien sûr, mais qu’elles pourront également les appliquer à d’autres secteurs tels que les transports, la connectique, la santé, le luxe, les capteurs et systèmes intelligents… », précise Damien Tournier.
Avec son projet « Start-up Studio », Cédric Bôle, maire de Morteau, dans le Doubs, va dans le même sens, apportant en plus une solution à la fuite des cerveaux en Suisse. Il s’agira d’une sorte de fabrique à start-up capable d’intégrer les jeunes diplômés de nos écoles, des experts techniques et en marketing pour pouvoir sortir des produits et générer quelques start-up par an dans les domaines de l’horlogerie et du luxe.