Piliers de l’État de droit
Ordre des avocats. Jeudi 20 novembre, les avocats dijonnais tenaient leur rentrée solennelle, la dernière pour Anne Geslain et Florence Lheritier en tant que bâtonnier et vice-bâtonnier du barreau. Une rentrée très politique où l’état de droit et les libertés individuelles ont largement occupé les prises de paroles, tant du premier secrétaire de la conférence Me Nicolas Bensa que de l’invité de la soirée, Me Patrice Spinosi.
Qui suit régulièrement les rentrées solennelles des membres du Barreau dijonnais n’a pu que constater combien l’édition 2025 a échappé au ronron pour prendre une coloration très politique, dans le sens le plus littéral du terme, celui de l’administration de la cité. Sous les ors de la salle des États du Palais des Ducs, c’est d’abord Nathalie Koenders, la maire de Dijon, qui a accueilli l’assemblée de robes noires, pour se féliciter de la coopération de l’Ordre avec la municipalité – une convention a même été signée en ce sens et approuvée quelques jours plus tard par le conseil municipal – et souligner l’importance des avocats pour garantir l’équilibre du corps social : « Vous défendez les justiciables et par là même l’exigence intellectuelle, a ainsi remercié Nathalie Koenders, l’esprit de nuances, de mesures et de discernement dont notre société ne saurait se passer ».
« La république, c’est toi ! »
Or, si le contexte national est loin de refléter ce désir de mesure, il a au moins eu le mérite d’aiguillonner le discours de Me Nicolas Bensa, premier secrétaire de la conférence des avocats (gagnant du concours d’éloquence organisé chaque année dans chaque Barreau). Sa plaidoirie, comme une lettre amoureuse à la Justice, a vibré d’indignation lorsqu’il s’est élevé contre les attaques envers l’institution judiciaire portées par de hauts responsables politiques, depuis Marine Le Pen, condamnée à cinq années d’inéligibilité (elle a fait appel), à Nicolas Sarkozy, définitivement condamné pour association de malfaiteurs et emprisonné, ou Bruno Retailleau remettant en question l’État de droit, « ni intangible, ni sacré » : « Pourtant, ces hommes et ces femmes ont exigé pendant des années que ton glaive s’aiguise, rappelle Me Bensa. Il voulait qu’il s’abatte avec fermeté pour endiguer une délinquance grandissante. Communiqué, tweets, prises de parole en public, création de nouvelles lois. Tous les moyens sont bons pour te diriger. Mais quand ce glaive s’abat sur eux avec dureté, ils menacent tes juges et ton autorité. Non, la République ce n’est pas eux. La République c’est toi ! »
Fustigeant les populismes de tous crins, pointant du doigt la surpopulation carcérale empêchant quasiment toute possibilité, voire même toute volonté sincère du politique ?, de réinsertion (Il semble que « Surveiller et punir » de Michel Foucault, essai majeur sur la naissance et l’essence de la prison paru en 1975, mérite encore d’être lu…), montrant les paradoxes du dossier-coffre – pour endiguer le narcotrafic, un dossier dont les informations ne seraient accessibles qu’aux magistrats concernés, déjà partiellement retoqué par le Conseil constitutionnel – qui entame les libertés individuelles, plaidant pour plus d’éducation pour éclairer les obscurantismes... Me Nicolas Bensa a livré un discours fougueux qui aura recueilli des applaudissements du côté de ses confrères mais pas de Paul Mourier, dont la mission de préfet de la Côte-d’Or consiste précisément à assurer la sécurité du quotidien, dont un des piliers est… la lutte contre les narcotrafics.
« Chère Justice, j’ai choisi une robe lourde pour sentir ton poids sur mes épaules, sentir la responsabilité d’avoir levé la main droite et dit “Je le jure”. J’espère que ces mots permettront de contenir la haine, qu’ils permettront de contenir l’onde de choc qui fait trembler tes fondations. »
Me Nicolas Bensa, premier secrétaire de la conférence 2025
En choisissant d’inviter Patrick Spinosi à la suite de Me Bensa, le Barreau dijonnais assumait une rentrée solennelle placée sous le signe d’un Ordre garant de l’État de droit. Avocat à la Cour de 1996 à 2000, puis avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, Patrice Spinosi est également administrateur d’honneur de l’Observatoire international des prisons. « Vous avez évoqué la question de la suroccupation carcérale. Nous nous sommes beaucoup battus pour essayer de faire avancer le droit pénitentiaire mais aussi pour la Cimade (association d’information et lobby pour la défense du droit des étrangers, Ndlr) et toutes les questions relatives au droit de l’immigration qui est évidemment aujourd’hui extrêmement remis en cause, en particulier dans son aspect européen. Mais aussi avec la Ligue des droits de l’homme, en particulier face à un certain nombre d’états d’exception et des états d’urgence », a entamé Me Spinosi.
Avant de définir l’État de droit par une antidéfinition, celle d’un État sans droit « où les libertés ne sont plus garanties, où pour prendre la parole aujourd’hui devant vous et pour potentiellement critiquer le gouvernement ou la politique, je serais susceptible d’être mis en cause, critiqué, poursuivi, potentiellement dans l’incapacité de pouvoir obtenir un accès à un juge véritablement indépendant, interdit de pouvoir choisir l’avocat que j’aurais voulu ». Un État de droit indissociable de la démocratie qui, au-delà du démos (le gouvernement du peuple par le peuple), comprend, poursuit l’avocat, « l’adhésion à un certain nombre de valeurs, à un certain nombre d’idées, à un certain nombre de principes », nés après la deuxième guerre mondiale, gravé dans le marbre des textes comme la Convention européenne des droits de l’homme de 1948... et violemment percuté aujourd’hui dans plusieurs pays y compris occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis de Donald Trump, ou fortement chahuté dans notre pays par les populistes d’extrême-droite ou d’extrême-gauche mais aussi, pointe Me Patrick Spinosi, « un populisme plus rampant, plus insidieux mais qui n’est pas moins dangereux qui est le populisme du centre. C’est l’attitude que peuvent avoir certains hommes politiques qui appartiennent à des formations par nature républicaines mais qui, par lâcheté, par opportunisme, sont susceptibles de reprendre à leur compte des propos ou des méthodes de gouvernement qui sont directement issus des partis populistes, qu’ils soient de la droite ou de la gauche ».
Lutter contre le « populisme du centre »
Lutter contre ces populismes, voilà la mission de l’avocat, estime Me Spinosi. Et de rappeler que, dans la pièce de Shakespeare Henry VI, un personnage illettré et violent propose, pour installer une tyrannie, « de tuer tous les avocats ». « Nous sommes l’incarnation du droit et nous sommes à ce titre aussi des cibles parce que nous incarnons l’État de droit. Alors qu’est-ce que nous pouvons faire pour essayer de convaincre les gens ? Notre métier c’est de défendre. Donc il nous appartient évidemment de défendre l’état de droit. Notre métier c’est de convaincre. Il nous appartient évidemment de chercher à convaincre les gens autour de nous de la nécessité de défendre cet état de droit. Il faut que nous nous engagions. Il faut que nous cherchions dans nos cercles professionnels et personnels à expliquer, puisque c’est notre métier, pourquoi l’état de droit est une nécessité ».
Cette rentrée a enfin été l’occasion pour Me Anne Geslain de transmettre le bâtonnat à Me François-Xavier Mignot et Me Alexia Gire, les nouveaux bâtonnier et vice-bâtonnier de l’Ordre dijonnais qui prendront leurs fonctions le 1er janvier prochain.