Elle a ce regard qui relie - il faut « en être » pour le savoir - la communauté des femmes du deuil : une tristesse douce, patinée par la « joie imprenable » - selon l’expression d’une autre femme du deuil, la philosophe et théologienne Lytta Basset frappée par le suicide de son fils-d’être en vie.
Femme active ô combien, marcheuse infatigable qui a débuté sa carrière littéraire par des carnets de voyage, femme baignée de nature où elle puisait sans cesse matière à écrire et à peindre, Anne Le Maître a été violemment arrêtée dans son élan par la maladie puis la mort de son compagnon.
Elle a d’abord souhaité se déraciner du lieu qui avait été le leur : « J’ai très rapidement trouvé cette petite maison avec un bout de jardin et pensé que c’était un endroit où faire repli, faire retraite. Et c’est là que j’ai été rejointe par la nature. Je croyais l’avoir laissée sur les chemins et elle est venue jusqu’à moi par l’intermédiaire d’un jardin un peu miteux. Je dis ça avec toute l’affection du monde, j’adore mon jardin miteux ! Ça m’a prise par surprise, ce rapport nouveau tissé à la nature la plus ordinaire qui soit.
Donc, n’écrivant plus sur le voyage, sur la marche, je me suis mise à écrire sur le jardin, sur l’immobilité et au bout de quelques mois, en en parlant avec un ami éditeur il m’a dit : tu n’écris pas un livre sur la nature, tu écris un livre sur la perte. Sur la mort et la vie. Ça m’avait complètement échappé, mais c’était complètement juste.
C’était le vivant qui frappait à la porte… et je ne le voulais pas du tout ! J’étais dans un état de passivité – la maladie avait été longue et le rôle des aidants est exténuant, il fallait me remettre de ça. Je n’avais pas d’intention de faire un livre, j’avais juste envie d’écrire parce que j’écris tous les jours. Je trouve cela encore plus beau. C’est un évènement pour moi aussi ce livre d’une certaine façon. »
Une re-création
Le Jardin Nu raconte donc l’histoire d’une résurrection. Le mot n’est pas innocent, car Anne Le Maître, qui a « grandi avec Saint-François d’Assise, avec le Cantique des créatures », pense que le rapport vital qu’elle entretient avec la nature lui vient aussi de sa foi chrétienne.
Ce besoin viscéral de nommer les plantes, les arbres, les oiseaux de leur juste nom, car « si on ne nomme pas, on ne voit pas. On reconnaît les choses dans leur singularité et dans leur histoire. C’est un privilège qui nous a été donné de nommer les choses. Dans le récit de la Création, on ne donne pas le jardin à l’Homme mais la possibilité de nommer ce qui s’y trouve... »
« Tirer sa force du vivant, je pense que c’est un héritage familial. »
Au-delà du deuil, qu’Anne Le Maître voit comme un « prisme » par lequel elle a reconnu la vie, ce livre raconte surtout la joie. « Il y a quelque chose d’imprenable, dans la joie. C’est peut-être lié à la dimension d’émerveillement. Je n’ai jamais perdu la joie, la joie profonde. Je veux bien que les gens pleurent, mais je ne veux pas que les gens fassent la gueule. »
Il raconte aussi son apaisement mêlé à l’effroi vis-à-vis des atteintes que l’on fait à cette nature devenue monétisable. « Il y a un livre absolument passionnant (Les révoltes du ciel, une histoire du changement climatique par Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, NDlr) dans lequel les auteurs montrent qu’au XVII-XVIIIe siècle on sait très bien que si on déforeste, ça changera le climat. Et on replante des forêts pour l’éviter ! Mais au XIXe siècle, allons-y, c’est open bar. L’esprit du capitalisme l’a emporté sur l’esprit du Contrat social. Or in fine c’est la nature qui gagnera, dans quel état je ne sais pas… Il est urgent de reprendre la négociation avec elle et de trouver des diplomates ! »
Ce « désir d’écrire »
Sa diplomatie à elle, Anne Le Maître l’a construite au bord des chemins. Née en région parisienne, elle a grandi à Sens. Géographe et urbaniste de formation, dans son cabinet d’études, elle travaillait déjà la place du végétal dans la ville. Mais là n’était pas sa voie…
« J’ai été rattrapée par le désir d’écrire qui m’habitait depuis toute petite, j’ai écrit mon premier roman qui fait une page et demie à l’âge de cinq ans. Je l’ai encore ! »
C’est à la suite d’un voyage avec une amie sur le Chemin de Compostelle que ce désir a pris corps : « On s’était donné comme règle d’écrire et de dessiner tous les jours. J’avais toujours dans un coin de ma tête l’idée que je voulais écrire, mais je n’avais jamais rien envoyé à des éditeurs. À Conques, il y avait une librairie des éditions du Rouergue. Je leur ai posté huit pages de mon carnet. Ils ont décroché leur téléphone dans les dix jours, ils m’ont demandé la suite. Ce premier livre est sorti. Il a très bien marché donc ils m’en ont demandé un autre donc j’ai fait les Chemins de Stevenson ; il a très bien marché et j’en ai fait un par an pendant sept ans. Ça a participé à lancer la mode des carnets de voyage « de proximité ». Je marchais, je peignais… être payée pour faire ça c’est un peu le rêve ! Puis je suis passée à des livres plus travaillés, de la poésie… »
Également professeure - d’histoire-géographie dans un collège, d’aquarelle dans sa maison dijonnaise où ronfle un chat- , Anne Le Maître se félicite d’avoir choisi « sa » voie, celle de l’écriture. « Écrire et dessiner font partie des cadeaux. Je ne les mets pas sur le même pied parce que pour moi les dessins sont de l’ordre du lâcher-prise, de la porosité, de la présence au monde absolu mais dans un état très détendu. Il n’y a pas d’enjeu existentiel alors que l’écriture c’est mon sang ! Même si je n’avais jamais publié un seul livre, je crois que j’aurais écrit tous les jours. C’est ma manière de comprendre le monde, de le ressaisir. »
Une manière aussi de retrouver par le truchement de l’art, le monde des vivants. Et puis le soir, retourner dans ce jardin, où les arbres ivres d’oiseaux en villégiature prolongée ou juste de passage, rappelle à celle qui en connaît les noms et les habitudes, que malgré le deuil et la tristesse, la joie demeure.