À 72 ans Bernard Streit est le président d’une association loi 1901 qui en à peine six ans a réussi à donner vie à un véritable écosystème unique en France conciliant handicap, travail, santé et ruralité. Cette structure œuvre avant tout au soutien des personnes porteuses de handicap avec comme levier le travail. « Le travail, ça guérit, ça construit, ça répare, affirme Bernard Streit. C’est aussi un moyen de rencontrer d’autres gens, de créer du lien... Une personne, surtout si elle est en situation de handicap, ne se reconstruit que si elle se sent utile, qu’elle n’a pas le sentiment d’être un poids pour la société. C’est ce que l’on veut mettre en avant avec notre slogan : “Faire de chaque personne en situation de handicap un contribuable”, qu’il ne faut bien sûr pas comprendre dans le sens fiscal mais dans le fait de contribuer au fonctionnement de la société ».
Ce rapport au travail comme outil d’émancipation, ainsi que ce lien avec la question du handicap trouvent leur origine dans l’histoire familiale. En 1954, après avoir travaillé dans l’acier avec son frère Otto, Émile Streit, le père de Bernard, décide de quitter son village natal de Radelfingen en Suisse pour créer une entreprise à Anteuil dans le Doubs afin de donner du travail à sa sœur, Jeannette, atteinte de la poliomyélite. Cette entreprise prendra le nom de Delfingen en hommage au village helvétique. Plus tard, Émile et son épouse Michèle mettront également leur patience dans l’accompagnement dans la vie professionnelle de leur fils aîné, Philippe, handicapé mental de naissance. « Après un parcours scolaire chaotique, j’ai rejoint l’entreprise familiale à la demande de mon père pour contribuer à assurer la pérennité de l’activité et offrir à mon frère qui n’avait pas pu apprendre à lire, écrire ou compter sur un travail adapté qui lui assurerait un avenir ».
En 1984, l’entreprise répond à l’appel de Peugeot qui exhorte ses sous-traitants à devenir des leaders français et européens dans leur domaine et se spécialise dans la production de gaines de protection des faisceaux électriques automobile. L’activité a depuis pris une dimension mondiale. Bernard a cédé à son fils Gérald, rhumatologue, les rênes d’un groupe qui compte 3.800 collaborateurs, dans 21 pays et génère un chiffre d’affaires de 420 M€. Cette success story ne s’est jamais faite au détriment d’un investissement constant dans les hommes et dans le territoire. Preuve en est : Delfingen est sans doute l’une des rare ETI de la région à avoir conserver son siège social et opérationnel dans le village de ses fondateurs. Cette volonté de redynamiser la ruralité est une autre des valeurs portées par l’association Action Philippe Streit, née en mai 2019, quelques années après le départ en retrait de Bernard Streit.
« Mes parents avaient ce souci du devenir de mon frère après leur décès. Très tôt, je leur ai fait la promesse que je prendrais soin de lui. J’ai alors acheté la maison familiale en viager pour pouvoir lui verser une rente. En 2014, on lui a diagnostiqué un cancer et trois ans plus tard il mourait à 66 ans. Un peu avant, je lui ai demandé ce qu’il voulait que je fasse de son argent (30 ans de viager), il m’a répondu : “Fais quelque chose pour les gens comme moi”. C’est ainsi qu’avec mon épouse nous avons créé l’association Action Philippe Streit. Deux anciennes collaboratrices de Delfingen nous ont rejoint : Magali Positif, comme vice-présidente et Anaïs Denis en tant que secrétaire ».
Un écosystème unique à 12,3 M€
Basée autour de la valeur travail, Action Philippe Streit vise l’emploi de 230 personnes en situation de handicap d’ici à 2026, une centaine d’embauches a déjà été réalisée. Pour cela, Bernard Streit a racheté (1 M€) à son voisin Delfingen un bâtiment logistique de 4.000 mètres carrés avec l’idée de l’aménager pour accueillir des entreprises dans des espaces de travail adaptés. Vipp & Philippe sera la première à s’installer en 2019. Ce centre d’appel multicanal, qui emploie 80 personnes dont 75 % avec handicap (et vise les 150 collaborateurs d’ici à 2026), est né d’une rencontre entre Bernard Streit et Charles-Emmanuel Berc, président du groupe Vipp, dédié aux activités de traitement de la relation client. Après une découverte de l’Afrique subsaharienne, l’homme crée en 2013 son “laboratoire” - Vipp Les 400 - qui recrute à Paris sa première équipe de travailleurs en situation de handicap. Agréée entreprise solidaire d’utilité sociale, Vipp & Philippe offre à ses entreprises clientes une externalisation de la relation client à travers la téléphonie, le mail et le chat, sur les opérations de qualification de fichiers clients, de modération, de suivi de commande, d’enquête de satisfaction, de facturation ou de mise sous pli...
« Tout devient possible quand on met l’homme au centre de nos préoccupations. »
« Notre projet représente un engagement sociétal fort, une vision du travail responsable, audacieuse et innovante, à la croisée des équilibres humains et économiques et implique tout un territoire, explique Bernard Streit. Notre situation géographique rurale implique d’intégrer dès le départ un soutien aux collaborateurs en termes d’habitat, de transport, de soins et de prise en charge du handicap, afin notamment de rendre aux hommes et aux femmes leur dignité et leur capacité à prendre leur destin en main. Action Philippe Streit loue ainsi trois logements qu’elle met provisoirement à disposition des collaborateurs qui viennent d’autres départements ou d’autres régions. Nous les aidons également dans leur recherche de logement en lien à des partenariats avec des bailleurs sociaux locaux. Nous avons acheté deux véhicules pour créer un service de transport adapté et gratuit domicile-travail pour les personnes qui ne sont pas mobiles du fait de leur handicap ».
Dynamiser le milieu rural
Par ailleurs, l’association emploie des personnes qui nécessitent des soins de rééducation. Pour eux, la structure a créé dans ses locaux un vaste centre médico-sportif (3,7 M€ d’investissement) qui accueille divers professionnels de la santé et du sport en libéral. « Ses locaux qui comptent un bassin et une baignoire de balnéothérapie, un lit de flottaison et une salle de sport tout équipée sont mis à disposition des professionnels pour 1€ symbolique par an. Seules les charges leurs sont facturées. Le site est ouvert sur l’extérieur aux habitants de la communauté de commune, ce qui permet de lutter contre les déserts médicaux, précise Philippe Streit. Actuellement nous comptons deux professeurs d’activité physique adaptée, deux kinésithérapeutes, une sage-femme et une psychologue. D’ici l’été, nous devrions accueillir un troisième kinésithérapeute et trois médecins généralistes ».
Une micro-crèche La Compagnie d’Arthur est également venue s’installer sur le site (toujours pour 1€/an de loyer). Elle accueille pour 1/3 des enfants avec un handicap. Elle aussi est ouverte sur l’extérieur. « C’est également un bon moyen de favoriser le lien intergénérationnel. Je prends souvent l’exemple du carnaval qui voit les enfants faire le tour des entreprises en étant déguisés : c’est aussi cela qui fait que l’on se sent bien ici ». En 2022, c’est l’arrivée de Kliff, entreprise adaptée de travail temporaire, filiale de Randstad qui vise à insérer des personnes en situation de handicap dans des entreprises classiques. Plus récemment, l’association a donné vie à un nouveau projet d’envergure pour la pépinière d’entreprise : la création à la fois d’une école de formation aux savoir-faire de base des métiers de la maroquinerie et du textile haut de gamme, baptisé Pass’Phil et d’une manufacture avec le statut d’entreprise adaptée sur ces métiers du luxe.
« L’école répond à un besoin du territoire, elle est gratuite et ouverte sans condition de diplôme. La formation dure 11 semaines. La maroquinerie que nous avons nommée Lyss en référence au nom de la commune suisse de naissance de ma mère a pour objectif d’être une entreprise adaptée rentable qui fasse vivre l’écosystème ».
Jusqu’ici l’aventure Action Philippe Streit a nécessité 8,7 M€ d’investissement dont 4,5 M€ proviennent de dons perçus, 1,4 M€ de subventions et 2,8 M€ d’emprunts. Plus de 7 M€ ont déjà été investis, 400.000 euros ont été apportés en capital aux filiales et 1,2 M€ dépensé en frais de fonctionnement. Pour les trois prochaines années, l’association qui compte plus de 500 membres, dont l’ancien dirigeant d’Eurogerm Jean-Philippe Girard (membre fondateur) ne manque pas de projets avec notamment la mise en place d’un chauffage par géothermie (1 M€) dont les travaux doivent débuter en septembre, l’agrandissement de l’atelier de maroquinerie pour 2 M€ et la création d’une salle de restauration et de culture pour 2,2 M€. « La cuisine sera ouverte à l’emploi de personnes handicapées mentales et le restaurant accueillera aussi bien les salariés de notre structure que les gens de l’extérieur. Modulable, ce nouvel espace pourra se transformer en lieu de culture, d’exposition, de concert et de rencontre ce qui est rare en campagne. Pour financer ces futures réalisations, nous avons déjà collecté 1,2 M€ de subventions et nous anticipons 0,6 M€ de remontée de dividendes, il nous manque encore 3,8 M€ », déplore Bernard Streit qui appelle aux dons et à l’adhésion du plus grand nombre.