Brice et Yazmhil Corman
Invités / Entretiens

Brice et Yazmhil Corman

À fleur de peaux

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Les maroquiniers Brice et Yazmhil Corman se sont mariés à deux reprises, une fois aux États-Unis et une fois en France. (Crédit : JDP)

L’histoire pourrait commencer dans une boutique de luxe, mais non. Il faut remonter à des plaines balayées par le vent, aux États-Unis, dans l’État du Wyoming. Là-bas, Brice et Yazmhil Corman ont vécu plusieurs années, isolés du monde, sur un ranch de 30.000 hectares. Pas de folklore : c’était une vraie vie de travail, au contact d’un troupeau de plusieurs milliers de bisons. Ils vivaient au rythme des saisons extrêmes, dans un environnement à la fois rude et grandiose. « On s’occupait des bêtes, on gérait le quotidien, et on s’émerveillait quand même », se souvient Brice. C’est là, au détour d’un accident de la vie, que débute leur rapport au cuir. Deux petits bisons naissent avec des malformations. Il faut les abattre. Brice, touché, demande à récupérer les peaux. Il les fait tanner, presque par curiosité. Puis, à Noël, il offre à Yazmhil un sac fait de ses mains. « Elle l’a adoré. C’était le tout premier. » Ce sac, aujourd’hui encore, trône quelque part dans leur maison. Usé, mais vaillant. Symbole d’un basculement de vie. Ce n’est pas encore un métier. Mais c’est une graine. Le geste est là. Et avec lui, une intuition : celle de pouvoir créer un autre mode d’existence, ailleurs, autrement.

Après le Wyoming, le retour en Europe n’est pas un repli. C’est une décision. Une volonté de se rapprocher, de créer quelque chose qui leur ressemble. « On n’avait pas de terre familiale, pas de fortune. On a cherché un lieu, un point de départ », raconte Yazmhil Corman. Pendant près d’un an, ils sillonnent la France, avec une préférence pour la Bourgogne, une région où l’amie d’enfance de Yazmhil réside. Ils visitent, évaluent, observent les villages, les gens, les marchés. Et puis, un jour de pluie, ils arrivent à Noyers-sur-Serein. Il ne fait pas beau. L’ambiance est grise. Mais ils tombent sous le charme. « On a su tout de suite. Ce village avait quelque chose. » Quinze jours plus tard, ils reviennent, cette fois pour le marché aux truffes. Et c’est la confirmation, c’est ici qu’ils veulent poser leurs valises.

Un duo de mains et d’instinct

Quand ils arrivent, Noyers est calme, presque endormi. Quelques commerces. Un bistrot. Des habitants sceptiques. « Tout le monde pensait qu’on ne tiendrait pas », sourit Yazmhil. Quinze ans plus tard, le pari est gagné. Un bijoutier s’est installé. Puis un brocanteur. Puis d’autres artisans d’art. Désormais, le village en compte huit. Noyers a changé. Et eux aussi, un peu. Ils participent aux événements du village, au marché aux truffes, au marché de Noël. Ils ne ferment pas l’hiver. « Ici, tout reste ouvert. C’est un vrai village, pas une carte postale. » Et puis, Noyers a une singularité : pour 600 habitants, on y compte plus de vingt-cinq nationalités. Un microcosme cosmopolite au coeur de l’Yonne.

« Ici, tout reste ouvert. C’est un vrai village, pas une carte postale. ».

Depuis 2009 l’atelier ne désemplit pas. Mais il ne s’agit pas ici d’un atelier-usine. Brice et Yazmhil Corman travaillent à deux, à leur rythme. Aucun salarié. Aucun stagiaire. Aucun rythme imposé. Chaque objet – sac, ceinture, accessoire – est conçu du début à la fin par l’un d’eux, ou souvent à quatre mains. Leur fonctionnement est intuitif. « On ne dessine pas. On touche, on observe, on découpe. » Yazmhil a une forte capacité à visualiser la pièce finie. Elle repère les aspérités du cuir, anticipe les pliures, les failles. Brice, lui, pense construction. Il imagine la chronologie des coutures, les tensions à répartir, les formes à équilibrer. « Elle rêve, je traduis », sourit-il. Ils n’ont pas de collections figées. Ils suivent les matières, les idées, les saisons, les rencontres. Parfois un client donne une idée : la forme d’une poche, une anse, une couleur. Alors ils essaient. « On ne copie jamais, mais on écoute. »

Une philosophie de l’essentiel

Leur production annuelle reste limitée : entre 100 et 150 pièces selon les années. Le temps de fabrication oscille entre trois heures pour un petit sac et trois jours pour un sac de voyage. Une temporalité à rebours des cadences industrielles. On leur a proposé d’entrer dans une grande maison. Deux fois, Hermès les a approchés. Deux fois, ils ont décliné. « Ils voulaient qu’on fabrique cent sacs. Ensuite, le modèle devenait leur propriété. Donc on a refusé, se souvient Brice. On n’a pas construit tout ça pour redevenir des exécutants. »

Pas de site marchand non plus. Trop rigide. Trop figé. « On change souvent de forme, de texture, de couleur. Ce serait trop de gestion », raconte Yazmhil. Leur seul outil : une page Facebook, tenue à la volée. Les photos défilent, les commandes se font par message. Mais surtout, les gens viennent. Par hasard, par bouche-à-oreille, ou sur recommandation d’un client fidèle. Ils entrent, discutent, touchent, essayent. L’achat est presque secondaire. Ce qui compte, c’est l’échange. L’objet naît souvent d’une rencontre, pas d’un clic. Brice et Yazmhil ne courent pas après les tendances. Leur vie n’est pas une vitrine. Mais une oeuvre patiemment construite. Leur modèle économique est frugal. Leur quotidien est libre. Leur bonheur, discret. Ils ne veulent pas grossir. Pas embaucher. Pas sous-traiter. « On a assez pour vivre. On ne cherche pas plus. » Et leurs clients ? Certains pourraient s’offrir tous les sacs de luxe de la place Vendôme. Mais ils viennent ici. Parce qu’ils veulent un objet unique. Une rencontre. Une histoire.