Le chiffre sept, éminemment symbolique dans bien des traditions, jalonne la vie d’artiste de Denis Guitton. Ses différents ateliers - à Biarritz, puis à Dijon et maintenant à Moloy, en Côte-d’Or - ont toujours été au numéro sept d’une rue. Encore plus extraordinaire, la clef qui fermait son atelier du pays basque a ouvert sans effort le portail de la maison bourguignonne où il vit depuis trente ans avec Véronique, son épouse, et où il compose des tableaux qui échappent à toutes les nomenclatures, toutes les écoles et tous les cadres - cadres qu’il fabrique lui -même et qui font partie intégrante de ses œuvres inclassables qu’il expose dans divers pays.
Une jeunesse aux semelles de vent
Mais sortir du cadre semble être le destin de Denis Guitton. Né à Biarritz, formé aux beaux-arts, et même pourvu d’un 1er prix en céramique, il quitte le pays basque à 18 ans vers le Moyen-Orient : « La Palestine. Le Liban, la Syrie, la Jordanie. » Heureux temps où un tout jeune homme pouvait ainsi se balader dans ce qui est devenu le théâtre d’une tragédie guerrière... Denis Guitton ne s’épanche pas sur les raisons impérieuses qui l’ont poussé à voir de ses yeux les terres foulées par le Christ.
Mais il en retient « la lumière » et, on le devine, des inspirations qui le suivront jusqu’en Bourgogne. Cette jeunesse vagabonde, où pour vivre il a fait « balayeur, plongeur, ouvrier agricole », cet appétit du monde, d’où lui est-il venu ? Il n’en sait rien, sinon qu’il a suivi son chemin, celui d’un « homme qui marche », en écho à la silhouette de Giacometti.
« La destination n’est rien. Seul compte le chemin », dit-il, un chemin que l’on devine empreint d’une liberté farouche. On pense aussi à Rimbaud, l’absolu... Dans l’itinéraire de Denis Guitton, on trouve donc le Moyen-Orient mais aussi l’Autriche (études de céramique à l’atelier de Kurt Ohnsorg à Vienne), mais aussi le Danemark (à la Royal Copenhagen), puis la Pologne, les pays de l’Est, jusqu’à la Russie - et force est de constater que là aussi, la fureur martiale a trouvé une scène pour s’exprimer. La violence des hommes, Denis Guitton l’exècre, en ennemi de tous les extrêmismes, convaincu que « tant qu’il y aura des marchands d’armes, il y aura des guerres. »
Il rêve d’un monde de paix, ce qui n’a rien de mièvre en ces temps troublés où les esquisses du futur ont les apparences du désespoir. On devine aussi que l’absence de curiosité, la peur de l’altérité, le repli sur soi, autant d’ingrédients à la bêtise et à la haine, le hérissent et si ses mots sont rares, de cela il ne se cache pas : « Ce monde est injuste et je suis né révolté. »
Retour au pays basque
Noël 79, Denis Guitton est de retour dans son pays basque et installe son atelier de céramiste à Biarritz. Il y a restera huit ans et y rencontrera Véronique, une Parisienne, descendue pour une thalassothérapie - un concept créé à Biarritz par le champion cycliste Louison Bobet. « Elle est entrée dans l’atelier, elle s’est plantée devant une pièce, elle a dit : “on dirait des vagues”. “Ça tombe bien, lui ai-je répondu, c’est des vagues”. Je ne l’ai pas revue pendant six mois ! » Ils se marieront pourtant, à Guétary - pas question pour Denis Guitton de se marier à Biarritz, alors dirigé par Bernard Marie (le père de l’ancienne ministre Michèle Alliot-Marie) dont visiblement il ne partageait pas les idéaux...
Comme Véronique ne souhaitait pas, elle, vivre au pays basque, les voilà arrivés en Côte-d’Or, à Dijon - elle travaille alors chez Seb. « Comme je ne pouvais pas déménager mon atelier de céramiste, j’ai installé un atelier de peintre ! » En quête d’un toit, ils apprennent qu’une maison est à vendre à Moloy, au nord de la Côte-d’Or. Il faudra des mois pour parvenir à l’acquérir mais c’est bien cette maison dont la clef d’un atelier basque parvient à ouvrir le portail... Là aussi que Denis Guitton a installé son atelier, ouvert le plus souvent au public - et qu’il partage volontiers avec d’autres artistes le temps d’une exposition.
Rigueur monastique
Oubliez le fouillis romanesque voire folklorique : ici les murs sont bruts, blancs, l’établi - un authentique établi de bijoutier, avec sa rigole pour récupérer les copeaux d’or - accueille les instruments de l’artiste, dont des outils appartenant à un compagnon qui lui en a fait don. C’est avec eux que Denis Guitton créé ses tableaux qui doivent autant à ses pérégrinations qu’à son passé de céramiste et modeleur.
Et aussi à son respect infini du travail de la main - ce n’est pas chez lui que l’on trouvera des manifestes de 20 pages pour expliquer le pourquoi du comment de sa création - l’artiste conceptuel lui donne des envies de gifles. Son travail à lui relève davantage du labeur du moine copiste, de l’enlumineur, du graveur, jouant avec la matière jusqu’à ce que s’incarne la vision de l’artiste.
« J’ai toujours le tableau fini dans ma tête, explique simplement Denis Guitton. Je fais un dessin, une maquette », avant un processus de création que l’on devine très long, minutieux, précis, échappant par sa rigueur même et sa répétition - milliers de minuscules entailles sur bois d’okoumé faisant miroiter la lumière, tableautins pourvus de portes à demi ouvertes sur des compartiments secrets dorés telles les châsses, qui révèlent autant de spiritualité qu’elles réveillent notre instinct de chasseurs d’énigmes, glacis d’or et d’argent liquide pour faire vivre les veines du bois, bois comme transmué en étoffe par le passage du pinceau - à la contrainte du temps.
Lui-même n’a plus la conscience de celui-ci lorsqu’il travaille. Tel immense tableau, composé de centaines de pièces lui aurait demandé « six mois ». « Non, neuf ! », assure Véronique. Mais que veulent dire les heures pour un homme qui marche ?