Invités / Entretiens

Drika Chagas et Manu.O.

L’attirance des contraires

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Ce mélange improbable entre la stricte et pure calligraphie et un certain expressionisme débridé fonctionne tellement bien que les vies personnelles des deux artistes vont s’en retrouver elles aussi mêlées. (Crédit : DR)

D’aucuns pensent que le déterminisme peut tout expliquer… il aura tout de même fort à faire avec les deux artistes Drika Chagas et Manu.O. L’une est née à Belém do Pará au Brésil, une ville de deux millions d’habitants, un lieu empli de couleurs, de fleuves et de musique, dans lequel se déroulera – excusez du peu – la COP30 en fin d’année. L’autre est né au Creusot, je vous laisse faire pudiquement le cruel parallèle. Et tous deux ont un jour choisi, à 7.500 kilomètres de distance, de peindre sur des murs.

Obsédé textuel

Manu.O était-il destiné à cela ? Toujours est-il qu’à neuf ans il subtilise une bombe de peinture chez son grand-père pour décorer la porte de son garage avec le mot « bonjour » et un visage souriant. Malgré ces audacieux débuts, sa famille ne sent pas son évident potentiel et Manu.O est obligé de peaufiner ses techniques dans des lieux abandonnés. Il explique que cela évite de se faire courser par la maréchaussée et permet de peindre lentement, sans se presser… tout en continuant une scolarité classique et en obtenant une licence d’histoire à Lyon. Après un an en Australie, c’est finalement à Paris qu’il troque ses bombes pour des pinceaux et se met à une version plutôt originale du graffiti textuel : la calligraphie. Mais attention, pas les pattes de mouche des incunables mais plutôt d’immenses lettres sur d’encore plus immenses murs qui n’ont jamais vu un seul mot de leur vie, à part peut-être « ne pas afficher ». Des mots dissimulés, souvent vêtus de teintes sombres et sobres et qui cachent plus qu’ils ne révèlent. Le mot ne se livre pas facilement chez Manu.O. Ce sont des mots-grillages, qu’il faut comprendre, décoder. On se demande parfois s’il y a vraiment du texte dans ses œuvres, et c’est là tout l’intérêt de la chose.

Cores da Amazônia

À l’opposé, l’art de Drika Chagas représente le réel avec une touche colorée qui le rend toujours plus beau qu’il ne l’est vraiment. Elle s’attache le plus souvent à la féminité, à la nature, aux couleurs franches et au sens spirituel des animaux et des personnes qu’elle représente. Bleu, jaune, vert, orange, rose… vous pouvez toujours y chercher de la noirceur, vous n’en trouverez pas. Il est évident que les racines de Drika influent sur ses choix artistiques, mais on ne s’en rend pas forcément compte immédiatement, tant l’explosion des couleurs submerge et chavire le spectateur.

« À travers la peinture, nous aidons les personnes à sortir la tête du quotidien. »

Diplômée en 2008 de la Faculté des Beaux-Arts de Belém, Drika développe un style qui ne laisse jamais indifférent, inventant des sujets oniriques et poétiques, des animaux mêlés à des humains dans des situations dynamiques et fluides. Mais pour que ce style explose à la hauteur de ce qu’elle imagine, il lui faut de l’espace, de l’air. C’est donc tout naturellement qu’elle se tourne vers l’art urbain et ses possibilités hors-normes. Elle est alors rapidement repérée par les institutions et peut exposer ses talents dans les espaces culturels nationaux… et internationaux. Les résidences artistiques se succèdent, les expositions et les prix également.

Le choc des cultures

(Crédit : DR)

En 2016, alors que Drika est en résidence de trois mois à la Cité des Arts de Paris, les deux artistes se rencontrent dans une exposition qui présente leurs travaux respectifs. Et quelque chose de magique se passe : leurs deux techniques pourtant si éloignées se complètent parfaitement. Les mots de Manu servent de toile de fond ou de halo aux thèmes de Drika, et les couleurs de Drika vont éclaircir les mots de Manu pour leur faire enfin prendre des teintes claires et lumineuses. Un peu de Brésil au Creusot, finalement. Ce mélange improbable entre la stricte et pure calligraphie et un certain expressionisme débridé fonctionne tellement bien que leurs vies vont s’en retrouver elles aussi mêlées, jusqu’à la naissance de leur fils Léonard qui symbolise pleinement cette union.

Si vous voulez comprendre cette osmose, vous pouvez aussi bien errer du côté du terrain de basketball du lac Kir à Dijon dont ils ont marqué le sol de leurs empreintes que de celui de l’Allemagne, de la Suisse où de Paris où leurs fresques parsèment les murs de diverses villes ou ceux d’espaces municipaux. Mais ils ont également une autre mission qui vous permettra peut-être de les rencontrer et qu’ils honorent avec joie : la « peinture sociale ». Ils partagent ainsi leur vision de l’art et leurs techniques avec des enfants ou des adultes via divers canaux, institutionnels ou associatifs. « À travers la peinture, nous aidons les personnes à sortir la tête du quotidien », lance Manu.O qui a particulièrement apprécié un travail dans un lycée relatif aux murs servant de frontières entre les pays et à la manière de les repenser dans une optique plus fédératrice entre les peuples.

Leurs arts, qu’ils soient pris séparément (chacun a bien entendu son chemin artistique personnel) ou entrelacés sur certains événements, ne laissent certainement pas insensible et méritent le détour. Si vous ne pouvez pas vous déplacer de par le monde, vous pouvez toujours admirer certaines de leurs fresques à Dijon, où les deux artistes se sont installés depuis 5 ans. À vol d’oiseau, on est presque entre le Brésil et le Creusot. Presque.

(Crédit : DR)