Sacha Guitry écrivait : « Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui ». Les silences d’Émilian Tzankovski sont ceux de Marcel Marceau, l’illustre mime, qui fut à la fois son professeur et son maître à ne pas parler. Ce silence, c’est aussi celui d’un gamin né à Sofia, en Bulgarie, sous le joug de l’ex-URSS, qui achetait Pif et Hercule - en français- sous le manteau, dont il ne pouvait même pas partager les bonheurs : « On me disait “ne parle pas de ci, ne parle pas de ça… ou nous irons tous en prison”. Il fallait se méfier de tout le monde. D’un camarade d’école, d’un voisin ».
Mais dans ce climat délétère et oppressant, il y a le cinéma muet : Buster Keaton, Max Linder et surtout Charlie Chaplin : « Le jeudi, il y avait beaucoup de films de Chaplin. Le régime communiste l’aimait bien, parce que c’était un homme du peuple, il mettait les vêtements du peuple là où Max Linder mettait des vêtements de l’aristocratie américaine. Puis Chaplin avait été expulsé des États-Unis sous McCarthy pour ses sympathies communistes ».
Ses premiers films de Chaplin, Émilian les voit dans le cinéma de son grand-père : une ambiance, la découverte que même muet un comédien peut exprimer tout un panel d’émotions, exposer la vie de toutes les classes sociales et faire passer des convictions et des combats : « Chaplin me parlait. Il avait créé son style et trouvé son personnage. À partir de là, toute la gestuelle était naturelle. On doit être juste dans ses pensées pour être le personnage mais aussi rester spectateur, ne jamais être confortable dans son rôle ». À quatre ans, il apprend par cœur les sketches de Chaplin, de Keaton, puis de Laurel et Hardy et les reproduit dans les fêtes de famille.
C’est la scène qui apprend le vrai
En 1991, alors que la chute du Mur de Berlin vient de fracturer l’URSS, Émilian veut être acteur, musicien et cosmonaute. Pour être un peu de tout, il intègre le studio de Synthétique scénique Art, une troupe qui regroupe tous les arts vivants, créé par des dissidents bulgares. Pendant quatre ans il jouera. Tout. Des sketches, du théâtre classique, du théâtre comique, contemporain, du chant, du step, du mime... Plus de 38 spectacles, à raison de quatre ou cinq représentations par semaine à travers la Russie, l’Italie, la Bulgarie : « Là-bas, l’artiste était le laboratoire. C’est la scène qui apprend le vrai. J’ai beaucoup appris dans l’improvisation si bien que quand je suis arrivé en France, le gamin timide que j’étais n’avait pas peur du public. J’avais l’habitude de prendre des risques ».
Alors qu’il peut enfin librement parler, il choisit le silence du mime : « Je savais que seul Marceau pourrait m’apporter ce qui me manquait. Il avait intégré le cinéma dans le mime. De Funès, Bourvil, Pierre Richard, Charles Dullin, Chaplin, Linder, Keaton… Des comédiens que j’admirais et qui parlaient avec leur corps ». Alors, il vient en France, passe une audition et entre dans l’École internationale de mimodrame Marceau avec un spectacle intitulé Le chapeau. C’est la douche froide : « La première année, je n’ai pas eu le droit de jouer. Marceau a exigé que je recherche toutes les façons de jouer mon spectacle. Et il avait raison. Explorer toutes les interprétations, c’est ce qui permet de sortir de la technique et c’est ce qui fait la différence entre un bon et un mauvais mime. C’est comme la danse : on peut savoir danser mais ne pas savoir faire passer l’émotion. Et le secret, c’est de respirer. Si je respire, je dois visualiser le chemin que parcours l’air et c’est cela qui va faire que le geste est juste ».
« La respiration créé le mouvement. Le mouvement va créer le geste. Le geste va créer le silence. »
(Marcel Marceau)
Ce secret de Marceau, c’est la maman d’Émilian qui lui révèle alors qu’il recherche « le » truc : « Ma mère, sans qui je n’en serais pas là, a regardé une vidéo de Marceau et elle m’a dit “Il chante”. Et c’était ça. Marceau chantait avec sa respiration ». Avec Marceau il reste jusqu’en 2003 et la découverte du spectacle La statue, créé par Jérôme Murat, un mélange de mime et de magie. Il entre dans le costume pour dix ans et ce numéro de mime de dix minutes le plus vendu au monde va lui faire faire deux fois le tour de la planète : « Un de mes souvenirs est ma rencontre avec Pelé en Argentine. Mon père était footballeur professionnel puis suite à un accident, il a dû arrêter et il disait toujours que s’il rencontrait Pelé, il lui embrasserait les pieds. Ce jour-là j’ai pensé à mon père mort quelques temps auparavant ».
Aujourd’hui Émilian regarde avec recul le monde du mime : « La France est un des rares pays au monde où il n’y a pas de théâtre de mime. C’est un monde difficile, concurrentiel. Nous sommes tellement nourris visuellement par le mapping, la 3D etc, que le mime semble pauvre ». Pourtant, c’est avec la technologie qu’Émilian Tzankovski poursuit sa route et un show de X-laser. Mélange de mime, de magie, de visuels : « Le mime c’est de rendre l’invisible visible. La magie c’est le visible qui devient invisible ». Alors, le mime doit-il rester un art simple, puriste ? « Si Marceau avait quarante ans aujourd’hui, il se saisirait instantanément de la technologie d’aujourd’hui. Il y a des choses à faire et à créer ».
Depuis quelques jours, il a quitté Paris et c’est à Salives en Côte-d’Or, tout près de l’Abreuvoir, une salle de spectacle de 300 places, que le mime Tzankovski a décidé de poser ses silences. Silence que l’écrivain irlando-britannique William Hazlitt définissait comme « Une des formes les plus perfectionnées de l’art de la conversation ».