

Dans la maison d’Auxerre où elle réside aujourd’hui, les livres occupent chaque recoin. Étagères du sol au plafond, piles instables au pied du canapé, quelques volumes posés en équilibre précaire sur une table basse. Plus de cinq mille compagnons de papier, soigneusement classés par thèmes ou rassemblés par affinités secrètes. « Lire et écrire, c’est le coeur de mon métier, mais c’est aussi l’histoire de ma vie », confie Héloïse Lhérété, avec un sourire franc.
Son lien à l’écrit est né très tôt, presque avant le langage parlé. Un parrain muet, qui ne pouvait s’exprimer qu’en écrivant, a d’abord ouvert la voie. « Avec lui, la conversation passait par les mots couchés sur le papier, pas par la voix. J’ai compris très jeune qu’on peut dire énormément de choses avec une simple phrase tracée. » Puis survient un épisode fondateur, sa mère perd la voix pendant une année entière, alors qu’Héloïse n’a que trois ans. « Elle écrivait sur une ardoise Véléda pour demander un verre d’eau ou dire qu’il fallait mettre la table. C’est par ces mots tracés que nous parlions. »
Cette expérience, à la fois douloureuse et déterminante, installe l’écrit au centre de sa vie quotidienne. « J’ai appris à lire vers quatre ans. Pour moi, les mots sont devenus un abri, une clé, un moyen de comprendre le monde. » Elle se souvient des après-midis silencieux passés à suivre du doigt les lignes d’un album, à reconnaître la forme des lettres avant d’en maîtriser le son. Ses cahiers d’écolière se couvrent de phrases commencées, de citations recopiées à la hâte, de petites chroniques inspirées de ce qu’elle voit autour d’elle. Déjà, le goût du reportage se dessine : « Je voulais raconter, mais aussi comprendre, fouiller, relier les choses entre elles. » Chaque livre devient une fenêtre sur d’autres vies ; chaque page, une promesse d’évasion et d’enquête. De cette enfance habitée par le texte naîtra, quelques années plus tard, l’évidence d’un métier où l’on observe, écoute et écrit pour transmettre.
Le journalisme d’idées comme vocation
Née à Chartres et élevée à Bordeaux, Héloïse grandit dans une atmosphère où les livres sont déjà omniprésents. Après le baccalauréat, c’est presque naturellement qu’elle s’oriente vers les lettres puis vers une maîtrise de philosophie. Elle s’y plonge avec un appétit insatiable, fascinée par l’oeuvre de Francis Ponge et son art de « donner vie aux choses par les mots ». À travers lui, elle découvre qu’une simple phrase peut faire résonner le réel, que la langue peut éclairer la matière la plus humble. Cette découverte nourrit une conviction : sa passion pour la réflexion doit se conjuguer avec l’envie de transmettre.
Les premières expériences professionnelles confirment cette intuition. À Sud Ouest, elle apprend la rigueur des faits, le rythme implacable des bouclages et la nécessité de rendre une information précise en quelques lignes. Elle y acquiert une rapidité d’écriture qui ne la quittera plus. Puis vient la radio, autre école, autre cadence. À Radio France puis à RTL, elle assure les flashs de nuit, ces journaux brefs qui ponctuent l’insomnie des auditeurs. « C’était un métier merveilleux : la moitié du temps je rencontrais des gens qu’on n’oserait pas aborder, l’autre moitié j’écrivais et je racontais leurs histoires. » Ces nuits, rythmées par la lumière froide des studios et le silence des rues, affinent sa voix journalistique : directe, précise, mais jamais froide.
« Certains nous suggèrent de déménager à Paris.
Mais l’âme du magazine est ici, à Auxerre. La distance nous protège et nous oblige à l’essentiel. »
Mais c’est à Sciences Humaines que sa vocation trouve pleinement son cadre. Elle connaissait déjà la revue depuis le lycée, où elle attendait chaque numéro avec impatience : « C’était un rendez-vous. Je découvrais la sociologie, l’anthropologie, la psychologie… Ce journalisme d’idées me fascinait. » En 2007, elle franchit le pas et rejoint la rédaction comme responsable web. L’osmose est immédiate. Elle y progresse étape par étape : rédactrice en chef en 2014, directrice générale en 2020. Aujourd’hui, directrice de la rédaction, elle pilote une équipe volontairement resserrée, où chacun « touche à tout », de la maquette aux choix éditoriaux. « Nous sommes une petite structure, presque artisanale. Cela oblige à être créatif, réactif et exigeant. » Dans ce cadre qu’elle a contribué à façonner, elle a trouvé le juste équilibre entre la rigueur du journalisme et le plaisir de la pensée partagée.
Passeuse de savoirs, gardienne d’une presse libre
Sous sa houlette, Sciences Humaines publie chaque mois un magazine et une quinzaine de livres par an. Son ambition : faire circuler les idées, même complexes, vers le plus grand nombre. « Nous travaillons avec des chercheurs, des philosophes, des sociologues, pour transformer des savoirs pointus en ressources utiles : pour éduquer, soigner, mieux vivre ensemble. » Cette mission de « passeuse » lui tient à coeur. « La pensée n’est pas un luxe. Elle peut changer une vie. »
À l’heure où de grands groupes concentrent la presse, Héloïse défend l’autonomie de Sciences Humaines, financé surtout par ses abonnés. « Nous échangeons souvent avec d’autres titres indépendants comme Le 1 ou Alternatives Économiques. C’est une solidarité précieuse. » Elle revendique aussi l’ancrage provincial du journal : « Certains nous suggèrent de déménager à Paris. Mais l’âme du magazine est ici, à Auxerre. La distance nous protège et nous oblige à l’essentiel. »
Dans son bureau lumineux, entourée de manuscrits, elle parle déjà de ses envies futures : peut-être écrire un livre, peut-être explorer d’autres formes. « Je me sens avant tout journaliste et éditrice. Mais l’écriture prend de plus en plus de place. Un jour peut-être, je ne serai qu’autrice. » En attendant, elle poursuit sa mission : faire circuler les idées, transmettre le goût de comprendre, offrir aux lecteurs ce qu’elle-même a reçu enfant, lorsqu’une ardoise Velleda et un parrain silencieux ont fait de l’écrit sa première langue.