Armand Heitz
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Armand Heitz

La puissance de l’humilité

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Photo de Armand Heitz
Atypique, rebelle ? « Oui. La case, je n’aime pas. Vous mettez un arbre dans un pot, il va vouloir sortir. La case n’est pas humaine, c’est une définition ! » (Crédit : Jib Peter.)

Ses colères contre le « déni écologique » le feraient pencher à gauche mais sa sensibilité « à nos racines judéo-chrétiennes », son attachement au patrimoine et son souci de créer un héritage pour ses filles en feraient plutôt un conservateur. Son profond dégoût de la surconsommation et de l’agriculture industrielle pourraient lui valoir des soupçons d’écolo-gauchiste, mais le voilà avocat du glyphosate. C’est un châtelain, oui, mais avec la dégaine d’un gardien de moutons et des « godasses qui ont vingt ans »
Pour ceux qui aiment les étiquettes, Armand Heitz est donc un drôle d’animal, difficile à mettre en cage. D’ailleurs en parlant d’animal, il souligne dès le début de notre entretien qu’il est de signe astrologique Lion et que de son point de vue, ce n’est pas rien : « J’y accorde quand même de l’importance, il y a des sensibilités ou des coïncidences qui sont parfois un peu troublantes, je m’inspire de l’influence des astres, de tout notre environnement, de tout ce qui est bioénergétique. J’y rattache la fierté de l’animal, c’est le roi de la jungle et j’aime bien être une personnalité forte, il faut en avoir conscience. Oui, il faut être fier de ce qu’on est. Vous imaginez si vous venez m’acheter du vin et que je vous dis : “Je suis pas sûr que ce soit le meilleur”, ça ne va pas donner envie de l’acheter. Il faut avoir envie d’aller au charbon. »

Un Défi De Dix Ans

Armand Heitz débute son parcours en filière scientifique : « l’orthographe, la grammaire, la syntaxe c’était nul, les chiffres me parlaient un peu plus. À part Lucky Luke, je n’avais rien lu de ma vie, par contre les sciences et vie de la Terre, la biologie m’attiraient déjà. Mais par rapport à ma vie aujourd’hui, c’était complètement inconscient. Je n’étais pas hyper-nerveux à l’époque, je faisais ce qu’il faut faire, en bon fils. Après il a fallu s’exprimer : j’aimais bien la voile et les métiers de bouche m’inspiraient. Essayer de satisfaire quelqu’un en produisant soi-même quelque chose sur le gustatif, ça me plaisait. Et en Bourgogne c’était plus facile de faire de la viticulture que d’être skipper… » Formé à l’agronomie en Suisse, il en sort ingénieur. Et puis : « comme il y avait un patrimoine familial je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. Beaucoup rêveraient du patrimoine de vignes dont j’ai hérité. » Un patrimoine créé par son grand-père, mais « explosé au fil des générations ». Alors Armand Heitz se lance un premier challenge, à 24 ans : « j’avais comme projet de tout recréer, ce qui n’était pas facile. Ça a été un défi, je suis en train de l’accomplir mais ça a mis dix ans. »

« Si des vignerons roulent aujourd’hui en Porsche c’est grâce aux moines de Cîteaux… On pourrait au moins respecter le travail qui a été fait. »

La vigne sera donc la première incarnation des valeurs qui animent ce fervent lecteur de Masanobu Fukuoka, le créateur de l’agriculture naturelle, « qui est un peu, affirme Armand Heitz, le seul moyen durable de cultiver ». Ses parcelles, il les a conduites d’abord en biodynamie, bannissant le plus possible l’utilisation d’intrants. « Les produits chimiques, ça fait 60 ans qu’on les utilise, on voit le résultat. Il n’y a plus un ver de terre dans les sols, les tracteurs qui font la taille du château arrivent dans les champs, on a des résistances, on a des maladies, les sols sont en train de crever… alors qu’en fait la forêt où on n’est jamais allé se porte très bien. Il y a des équilibres qu’il faut connaître, comprendre et c’est l’humilité, comme le respect que l’on porte à un adversaire au judo (une discipline qu’il a pratiquée durant 12 ans, Ndlr). La nature c’est pareil. Si on est humble et qu’on la respecte, ça va bien se passer. Si on veut l’écraser à tout prix elle va se relever et vous planter un couteau dans le dos. »

Un Atypique Dans Les Vignes

Armand Heitz agneau
(Crédits : Jib Peter.)

La bio, il en est pourtant revenu et ose préférer au labourage des sols, l’usage raisonné d’un produit comme le glyphosate : « J’ai fait de la biodynamie, ça semblait être la pointe. Mais sur des sols crevés comme ceux dont on a hérités, ça ne va pas. Ce qu’il faut, c’est de la chimiothérapie ! Et sur certaines parcelles j’ai remis du glyphosate. Tout le monde a hurlé. Oui le glyphosate c’est de la merde, mais sur les sols il n’y a rien de pire qu’un coup de charrue. Un sol modérément traité au glyphosate peut être beaucoup plus fertile qu’un sol labouré. En plus le bio ne marche pas parce qu’an supermarché, on veut du moins cher. Et le bilan carbone du bio est affreux, car il faut plus de tracteur et donc du carburant. Et c’est précisément l’impact du carbone et le réchauffement climatique qui est l’urgence ! » Inutile de dire qu’il ne se fait pas que des amis dans le milieu. « Je me pose un peu en donneur de leçons, oui. J’ai fait en dix ans d’un domaine qui n’existait pas quelque chose de joli, ça énerve ! ». Et puis, jouer au vigneron de la Côte en cylindrée de luxe… très peu pour lui : « Mes enfants vont me dire : “ mais papa tu as fait quoi en fait ? Tu te rends compte, la terre que tu me donnes ?” J’ai envie que mes filles me disent merci papa tu t’es battu, tu n’y es peut-être pas arrivé mais tu t’es battu ».

Écosystème Cohérent

Armand Heitz bouteilles
(Crédits : Jib Peter.)

À la tête d’un écosystème économique (25 personnes !) mêlant hôtellerie au château de Mimande (71), viticulture, élevage, restaurant et architecture, Armand Heitz se bat donc, intransigeant sur les principes qui le façonnent tout en étant conscient de ses responsabilités de chef d’entreprise : « Le souhait aujourd’hui c’est de s’inscrire dans ce modèle actuel de rentabilité… mais aussi de rentabilité humaine, agronomique et écologique ». Tourmenté du temps qui passe – « je ne suis pas du tout serein par rapport au temps. Je ne mettrai jamais de montre, parce que j’ai l’impression que c’est une menotte. Je le vis mal. Même gamin, j’aimais pas la fin des vacances »  -, il travaille à une forme d’éternité : « Faire du vin ça me rassure, je transmets un peu de moi, c’est une manière de laisser sa trace. Même si nos angoisses nourrissent la personne qu’on est ! Faire tous ces projets, c’est aussi pour laisser une empreinte. » Et comme les ceps, les pieds dans le sol, il lève la tête au ciel : « Pendant le covid, je suis allé chercher les moines de Cîteaux, je voulais leur demander leur perception de l’agriculture et de la religion. Et ils me disent que tout est lié. Dans certaines religions, la nature est au cœur. Nous en ce moment, on casse tout : la nature et la religion. Ce qui a pris le relais, c’est le fric. C’est en ça que l’on croit. Il n’y a plus de sens. » Quelle voie suivre alors ? « L’homme se croit le maître du monde et une tempête arrive qui arase tout… les équilibres du vivant sont complètement bouleversés. Je milite juste pour qu’on remette de l’équilibre. » Voilà comment au final, Armand Heitz se révèle l’incarnation d’un paradoxe : la puissance de l’humilité. Pas facile, décidément, à mettre en cage…