Pour Laurence Madeline, l’appétence à la culture et aux arts n’est pas le fruit d’une transmission familiale : « mon père était gendarme et ma mère auxiliaire de puériculture », confie-t-elle.
Celle qui est aujourd’hui la nouvelle directrice des musées du centre de la ville de Besançon, se refuse néanmoins à parler de transfuge, évoquant plutôt quelques épiphanies, moments charnières dans son passé à même d’illuminer de façon fondamentale l’ensemble de son parcours et de ses choix professionnels. Son premier « Eurêka » artistique à lieu le 8 avril 1973, elle a alors huit ans.
« Il passait au journal de 13 heures, un reportage sur la mort de Picasso. Face aux railleries sur son œuvre, j’ai eu comme un sursaut, j’ai senti le besoin irrépressible de prendre sa défense. Je ne supportais pas que l’on rejette sa position, son parti pris artistique... ».
Et puis, un peu plus tard, il y a eu cette claque émotionnelle avec une Vénus de Botticelli couchée sur les pages d’un livre d’histoire de quatrième : « J’ai ressenti le tableau de tous mes sens, au-delà des formes et des couleurs, je percevais des odeurs, des sons, des souvenirs... ».
Enfin, il y aura cette double visite, organisée par son professeur d’histoire, au Louvre et au musée d’Art moderne ou elle redécouvre Picasso et fait la connaissance d’Ingres. Une madeleine de Proust qui donnera naissance, en 2004 au musée national Picasso, à une exposition croisée entre ses deux artistes que tout semble opposer.
Fugaces exaltations
« Enfant, je me rêvais artiste, mais j’ai passé le bac assez jeune et j’ai eu peur d’aller dans une école des beaux-arts, c’est ainsi que je me suis repliée sur l’histoire de l’art », se souvient Laurence Madeline. Elle monte ainsi à Paris pour se former à l’université Paris IV et à l’École du Louvre.
« J’ai vécu dans une chambre de bonne au sixième étage avec des WC turcs. J’ai trouvé un petit boulot pour payer mes études. C’était dur, j’avais peu de distraction. J’allais danser quand c’était gratuit et pourtant j’adorais danser. Je vivais une vie spartiate portée par le désir de ne pas faire demi-tour, de ne pas décevoir mes parents qui avaient mal accueilli mon choix de carrière. Il y avait en moi une volonté, une nécessité de pouvoir prendre soin de moi au plus vite seule, de gagner mon autonomie. J’avais la niaque ! ».
Ces efforts payent et elle entre progressivement dans les musées, puis au conservatoire via un concours qu’elle obtient tout en élevant seule ses deux filles.
« La coïncidence a voulu que mon premier poste fut au musée Picasso Paris comme conservatrice et commissaire des expositions. J’ai alors eu la chance d’accéder aux archives personnelles du maître espagnol (lettres, petits mots, notes de boucherie...). De ce biais d’étude original j’ai monté, en 2003, une exposition unique qui n’avait pas pour support ses œuvres, mais des bribes de vie.
Intitulée « On est ce que l’on garde. Les archives de Picasso », il ne s’agissait pas d’une exposition sur le grand homme mais sur l’homme du quotidien : un point de vue matériel pour tenter de mieux comprendre ce fou génial. Quand j’ai visité l’exposition et que j’ai vu le résultat en 3D de ce que j’avais dans mon cerveau ce fut un moment exaltant.
Trois ans de travail pour 30 minutes de bonheur intense, aussi fort que la naissance d’un enfant, ou que d’entendre celui-ci prononcer ces premiers mots. Aujourd’hui encore je cours après ces moments-là, ces instants fugaces de pure exaltation ».
Picasso comme fil rouge
Son pas de deux avec Picasso se poursuit avec une mission diplomatique en Afrique du Sud, où elle monte, entre 2005 et 2006, à Standard Bank Gallery de Johannesburg, puis à Cape Town, l’exposition « Picasso and Africa ». « C’était Juste après l’apartheid au moment de la discrimination positive : une expérience à la fois difficile et éblouissante ».
Elle s’envole ensuite, pour deux ans au musée Léon-Dierx de Saint-Denis de la Réunion. Puis devient conservatrice en chef au musée d’Orsay entre 2007et 2011, avant de s’installer pour cinq ans en Suisse, comme conservatrice en chef du pôle Beaux-Arts des musées d’art et d’histoire de Genève.
Sur place, elle renoue avec l’inventeur du cubisme, fil rouge de son parcours professionnel, avec deux expositions : « Picasso devant la télé » et « Picasso à l’œuvre. Dans l’objectif de David Douglas Duncan ».
« Quand j’ai quitté Genève je ne me suis pas remis de suite dans le bain, j’avais besoin de faire une pause, de me recentrer afin de retrouver une certaine stimulation intellectuelle. Il y a eu ce travail sur les femmes peintres aux États-Unis, puis en 2017 l’exposition « Picasso 1932 : année érotique », où j’ai renoué avec la recherche, la plongée dans les archives. En parallèle, je me suis concentré sur la rédaction de deux livres : Marie-Thérèse Walter & Pablo Picasso : biographie d’une relation et Picasso. 8 femmes. Ce travail d’écriture fut difficile et très solitaire. J’y ai consacré trois ans de ma vie mais j’ai adoré chercher le juste mot, la bonne construction, déchiffré, creusé, comparé pour démonter, par exemple, les intentions sous-jacentes... ».
Unir l’art et le temps
Laurence Madeline rejoint alors le musée Guimet à Paris au poste de conservatrice en chef du patrimoine et c’est à l’été 2022 qu’elle apprend que Nicolas Surlapierre, son prédécesseur aux musées bisontins, quitte, après six années de bon et loyaux services, ses fonctions pour prendre la direction du musée d’art contemporain de Vitry-sur-Seine.
« Il y avait comme une invitation dans l’intitulé du poste et dans la nature même de ces musées au regard décadré, complexe, pas conventionnel : comme un écho à ma propre nature. J’aimais aussi l’idée d’être excentré... J’ai toujours été exaltée par les ascensions par la face nord : les plus difficiles mais celles qui offrent d’autres points d’appui. Quand je m’intéresse à un musée, je le regarde toujours dans son tout, Comme une méta œuvre.
Un musée c’est un lieu, un esprit, un accroché, des visiteurs. J’aime à Besançon le béton, l’architecture brutale. Il y a aussi cet énorme potentiel avec ce musée du Temps : une pépite pas assez exploitée. Besançon est une ville qui a ce patrimoine de la mesure du temps, et l’histoire de l’art est une manière de défier le temps. À l’image de l’accumulation d’œuvres dans le tombeau d’un pharaon, l’homme crée pour durer, pour ne pas crever ».
« La concrétisation d’une exposition, c’est un instant fugace de pure exaltation après lequel, encore aujourd’hui, je cours. »
« J’ai pour objectif de faire converger les deux musées de la ville, d’unir l’art et le temps, de donner de l’épaisseur à cette notion temporelle au-delà de sa seule mesure, en créant par exemple des sujets d’exposition communs.
Dans le détail, j’imagine également reprendre les cartouches sous les œuvres en commençant d’abord par la date, avant le nom de l’artiste. Je pense aussi faire évoluer l’appellation « musées du centre » pour quelque chose de plus fort, de plus identifiant, afin que ses lieux puissent s’ouvrir encore davantage sur l’extérieur en conquérant de nouveaux publics et en développant de nouvelles pratiques ».