C’est sans doute au crépuscule de l’ère de la tétine et du biberon que Nancy Peña a domestiqué la feuille et le crayon et ainsi façonné son avenir, aidée en cela par un moule familial à la dimension créative évidente. Dans la maison d’enfance, le père est un collectionneur de bandes dessinées américaines des années 1940 à 1960 et musicien à ses heures perdues, la mère dévoreuse de roman et photographe avertie.
Dans ce terreau fertile, l’imaginaire de la petite Nancy se scénarise en comic strip, se teinte de noir et blanc, se peuple de héros romantiques, de bing et de bang westerniens, de science-fiction à la Flash Gordon, du Spirit : justiciers masqués sur roman graphique et autre Félix le chat. Autant de belles lettres et de bulles dont elle entend explorer toutes les cases. À Toulouse, au collège, en parallèle de ses cours, elle s’inscrit aux ateliers dessins de Catherine Escudié, graveuse de métier. « Je pouvais passer 12 heures à peaufiner les détails d’un dessin technique ». Une ardeur à la tâche qui lui fait prendre le chemin des arts appliqués.
Une panne d’ordinateur providentielle
En 1999, elle intègre l’École normale supérieure de Cachan où elle obtient trois ans plus tard l’agrégation. Dans sa chambre parisienne, affairée sur son mémoire de DEA, questionnant le poids de la part graphique (annotations, ratures...) dans l’oeuvre des auteurs, la tentation d’un concours de bandes dessinées va l’aider à tourner la page d’une carrière dans l’enseignement, peu compatible avec sa nature indépendante.
« Mon copain de l’époque faisait de la bédé et c’est lui qui m’a parlé de ce site internet où des planches étaient sélectionnées par un jury de journalistes spécialisés. J’ai envoyé les ébauches d’une histoire narrant les aventures d’un étudiant hollandais du XVIe siècle, au tournant du Moyen-Âge et de la Renaissance, entre science, magie et alchimie. Vincent Hardy, qui faisait partie du jury et qui s’apprêtait à créer la maison d’édition La boîte à Bulle, m’a dit : “Si tu en as plus dans ce genre, je t’édite”. Il faut savoir qu’au même moment, mon ordinateur m’a lâché, rendant à jamais inaccessible mon travail de mémoire, pour lequel je n’avais fait aucune impression. J’y ai vu un signe et j’ai dit oui pour ce qui allait devenir mon premier album ».
« Quand mon ordinateur a rendu l’âme en pleine rédaction de mon mémoire, j’y ai vu le signe que je devais me consacrer à ma passion pour la bédé »
Sorti en 2003 sous le titre du Cabinet Chinois, ce premier jet, au style graphique déjà très personnel, frappe les esprits des bdphiles. Bien décidée à vivre de sa passion, Nancy Peña donne des cours à temps partiel pour pouvoir se constituer un réseau de travail dans l’illustration. Elle est ainsi l’une des premières à lancer un blog de bandes dessinées, ce qui lui ouvre les portes de l’édition jeunesse. Elle n’hésite pas à diversifier ses supports d’expression : des timbres pour la Poste aux couvertures de roman...
En 2008, elle arrête l’enseignement : elle est enfin en mesure de vivre de son art. Cela fait alors quatre ans qu’elle est arrivée à Besançon au gré d’une mutation, une ville qu’elle affectionne pour « la prédominance de la nature et la facilité de se faire un réseau social ». En 2019, son illustration du roman jeunesse Les Guerriers de glace d’Estelle Faye aux éditions Nathan reçoit le prix Imaginales au festival du livre d’Epinal. Après avoir travaillé sur Les Nouvelles aventures du chat botté ou Le bestiaire de l’Olympe chez Milan Jeunesse… elle cosigne à partir de 2013, la série en quatre tomes Médée.
Reconnaissance et livres en boucle
Parue chez Casterman, ce roman graphique propose une relecture profonde du personnage mythologique, sous la plume de Blandine Le Callet, maître de conférences à l’Université Paris-Est–Créteil, où elle enseigne le latin et la culture de l’Antiquité. Cette biographie racontée à la première personne par la fille du roi Éétès rencontre un succès critique : elle est notamment citée comme l’une des 100 B.D. du siècle au festival international de la bande dessinée d’Angoulême. La série est rassemblée sous forme d’intégrale en 2021. Un an avant, Nancy signe son « projet le plus personnel » : Le Chat du kimono. Ce qui deviendra une série fait de l’oeil à son enfance et aux amours paternelles. Dans un noir et blanc dont Will Eisner n’aurait pas à rougir, la dessinatrice recrée une Angleterre plus victorienne que nature, empreinte d’Art Nouveau et d’influences japonisantes.
Son trait fin donne vie à d’espiègles chats noirs et devient écarlate quand le paranormal surgit dans le récit. Tout autant que l’intrigue, ce qui captive le lecteur, c’est bien l’ambiance si particulière et ce graphisme qui n’appartient qu’à elle… Une signature qui sera également reconnue et choisie en 2021 par Grand Besançon Métropole lors d’un appel à projet visant à illustrer les différents supports de communication de son festival littéraire Livres dans la Boucle. On y retrouve une jeune fille aux traits fins et un chat, éternel animal de l’écrivain, avec en arrière-plan la Boucle en référence au lieu et au titre de la manifestation. Le travail de l’artiste, engagée pour cinq ans avec la collectivité, est depuis devenu un marqueur fort de ce rendez-vous bisontin de la littérature. Une artiste qui se projette déjà en 2025 avec un nouveau travail graphique et biographique sur l’enfance de sa grand-mère en Espagne en pleine guerre civile.