Ligne de vigne
Abiba Boulahdjel. Biologiste de formation, elle a découvert le vin à 22 ans. Pour elle, c’est alors une véritable révélation qui l’incitera à corriger sa ligne de vie pour se consacrer pleinement à ce trésor de la gastronomie qu’elle appréhende comme un art. Elle est aujourd’hui la nouvelle cheffe sommelière du restaurant doublement étoilé « La Côte-d’Or », du Relais Bernard Loiseau à Saulieu.
Sans être adepte de la chiromancie, les termes de ligne de vie et de ligne de cœur ne sont, sans doute, étrangers à personne. À se pencher sur les mains de la personne, objet de ce portrait, cette pratique ancestrale des Tsiganes et autres Gitanes originaires des Balkans aurait besoin d’une remise à jour de sa cartographie divinatoire. Ainsi, à filer la métaphore, c’est une ligne inédite qui se dessinerait alors dans la paume d’Abiba Boulahdjel, intimement nouée aux deux précédentes, tel un cep mûri de quelques rudes hivers... Une ligne de vigne. Et l’indélébilité de ce sillon dermique allégorique de prendre corps à la faveur d’un coup de foudre. Quand l’étincelle se cristallise, celle qui n’est pas encore la nouvelle cheffe sommelière du restaurant doublement étoilé « La Côte-d’Or », du relais Bernard Loiseau à Saulieu, a 22 ans. Invitée dans la famille d’un ami, pour ne pas vexer ses hôtes, elle porte à ses lèvres sa première goutte de vin : le coup de cœur est immédiat. Brut, puissant, explosif et irréversible, le moment fait réminiscence. Cette dégustation wellsienne, rhabille la jeune femme de ses atours d’enfant, quand, à six ans, elle suivait son père sur les sentiers de campagne. Avec lui, Abiba partage une relation profonde à la nature. De ces promenades où elle ramassait mille trésors, c’est le nez qui parle le plus à sa mémoire : « j’ai encore en moi ces odeurs fabuleuses émanant de ces petits chemins, tout comme je n’ai pas oublié celles enivrantes et divines, qui prenaient naissance dans le creuset de la cuisine gourmande de ma mère ». Une sensibilité olfactive prégnante et précoce qui s’accompagne également d’une véritable appétence à l’autre : « Souvent, il m’arrive de ressentir l’essence d’une personne au travers de son parfum... L’univers des odeurs partage avec celui du vin ce je ne sais quoi d’alchimique, de magique... Générateurs d’images de souvenirs, de sensations, tous deux racontent une histoire qui fait écho à notre intime... C’est du domaine de l’art », s’enivre la sommelière. Bien que révélateur, ce premier baiser vinicole ne vaut toutefois pas encore mariage pour Abiba Boulahdjel.
« Le vin raconte une histoire qui fait écho à l’intime... C’est du domaine de l’art ».
À cette époque, elle n’imagine pas faire de son amour pour le vin, un métier, craignant que le quotidien de l’exercice ne vienne tarir la source de son émerveillement. Elle n’aura néanmoins de cesse d’entretenir la flamme de cette nouvelle passion en lisant, goûtant, se documentant sur les terroirs, et l’histoire du vin. Ainsi, côté carrière, pour ne rien déflorer, elle opte pour... l’horticulture. Au début des années 2000, elle s’envole pour l’Irlande, afin de perfectionner son anglais. Au pays des moutons et de la Guinness, l’étudiante se laisse griser par une valse à deux temps, qui se joue d’abord derrière le comptoir du chic et pointu restaurant bar Cocoon, piloté par Eddy Irvine, ancien champion de Formule 1 - où elle réussit à s’imposer comme l’une des barmaids les plus reconnues de Dublin, puis sur les bancs des collèges de Killester et de Writtle - où elle décroche successivement un diplôme national et un bachelor d’horticulture. En 2007, notre championne des cocktails poursuit son exploration du monde végétal à l’université de Varsovie : « Étudier en Pologne était un rêve d’enfant », précise-t-elle. Sur place, au cœur de la forêt primaire de Białowieża (150.000 hectares inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco), elle étudie - de la maîtrise à la thèse - la dynamique du volume de bois mort, comme bio-indicateur de l’évolution forestière et s’extasie devant la beauté des champignons. Les odeurs de sous-bois, d’humus, de terre mouillée, de mousse, sont autant de catalyseurs de la passion sous-jacente pour les arts du vin que cultive la chercheuse. Des plaisirs dionysiaques qu’elle distille à l’envi à son professeur, l’entomologiste réputé Jerzy Gutowski, ainsi qu’à ses collaborateurs, au travers de conversations et autres colloques : « On m’a fait remarquer que j’étais intarissable sur le sujet et tous m’ont poussée à me lancer dans le milieu. Je me suis alors donné un an pour voir où cela pouvait me conduire », raconte Abiba Boulahdjel. En 2012, la rencontre avec Piotr Kamecki est décisive. Ce meilleur sommelier de Pologne, finaliste meilleur sommelier d’Europe en 1998 et finaliste meilleur sommelier du monde en 2000, l’introduit partout. Ainsi intronisée, elle goûte avec les plus grands, parcourt la Pologne et se perfectionne. « Je prenais sur mes jours de congés et mon temps libre en dehors des heures de travail ». Mais ce qui fera pencher définitivement la balance en faveur de la sommellerie, chez cette femme généreuse et empathique, c’est la relation client qu’elle développe sur son premier poste de cheffe sommelière au restaurant Rozbrat à Varsovie, fréquenté par les politiciens et autres acteurs...
On ne boit bien qu’avec le cœur
Après un retour en Irlande - dans le comté sauvage de Donegal, propice à l’introspection - forte de plusieurs expériences dans de grands hôtels, Abiba Boulahdjel pose ses valises en France, le « royaume du vin » selon elle. Olivier Roellinger l’accueille au restaurant deux étoiles « Le Coquillage », à Saint-Méloir-des-Ondes, en Ille-et-Vilaine. Emmanuel Ackerer, le chef sommelier de l’établissement - qu’elle considère comme son second mentor, après Piotr Kamecki - la prend sous son aile et lui donne le goût de l’excellence. La Bourgogne et ses trésors, l’attirent fortement : elle rejoint les équipes du restaurant deux étoiles « la Côte Saint Jacques » à Joigny dans l’Yonne. Tombée sous le charme du terroir bourguignon, elle y restera trois ans et demi. Les Climats de Bourgogne sont, pour elle, « un miracle de la nature ». Riche de son parcours biologique poussé, mais aussi de sa connaissance cosmopolite des vins du monde, la sommelière aborde ce breuvage sans a priori, dans toutes ses dimensions, s’intéressant également aux vinifications naturelles et en biodynamie (tant qu’elles sont bien maîtrisées) ainsi qu’aux cépages anciens. Sa curiosité l’amène même à ne point bouder les cidres, les bières, et les spiritueux…
Quand en 2020, elle apprend que Le Relais Bernard Loiseau cherche un nouveau chef sommelier pour le restaurant « La Côte d’Or », l’humilité comptant parmi ses nombreuses valeurs : elle hésite. « C’est une institution, la maison d’un des plus grands hommes de la gastronomie française... Je me suis dit que si je devais me lancer dans cette aventure, je me devais de faire honneur à cet héritage. J’ai reçu l’appui d’un grand nombre de vignerons qui m’ont assuré que j’avais toutes les émotions nécessaires pour faire de belles choses dans ce lieu... Cette preuve de confiance m’a beaucoup touchée et j’ai décidé de tenter ma chance, même si prendre la suite d’un chef sommelier qui est resté 19 ans dans la maison représentait un vrai challenge ». Sa grande sensibilité, son parcours atypique, très riche et son approche de la relation client font mouche auprès de la présidente Dominique Loiseau et de la directrice générale Ahlame Buisard. « Quand j’ai reçu l’appel qui me confirmait que j’étais prise, je courrais sur les hauteurs de Trouville-sur-Mer. En raccrochant, je me suis retournée et j’avais devant moi cette vue magnifique sur la Manche : un moment magique, féerique gravé dans ma mémoire », se souvient l’amatrice de course à pied. Dès son arrivée, Abida Boulahdjel crée une belle complémentarité avec le chef Patrick Bertron : « J’admire son style, sa signature : une cuisine raffinée aux goûts racés et francs. Son travail autour de l’acidité ou de l’amertume, ses touches parfois iodées me séduisent. C’est quelqu’un de très ouvert, calme et précis, qui prend le temps. Ensemble nous goûtons les plats et les vins pour construire quelque chose de cohérent ». Et comme entre la cuisine et les nectars de Bacchus jamais l’accord n’est vain, la sommelière autodidacte sait transmettre cette complémentarité de coulisses vers la salle. « J’aime travailler à l’aveugle avec les clients, tenter de cerner par l’échange, leur caractère, leurs envies… Nous sommes quatre sommeliers à œuvrer ici, ce qui nous permet d’apporter à chaque table une attention personnalisée, de mettre en confiance… Notre récompense, ce sont les sourires et les émotions qui se lisent sur les visages. Et si la personne qui demande conseil est aventureuse, le plaisir est pour moi décuplé ».
L’autre composante de son métier qui comble Abida Boulahdjel est la rencontre avec les vignerons : « Au final, nous sommeliers ne sommes que des passeurs : les vrais acteurs se sont ces hommes de la terre, pétris d’humanité, de bonté et de partage. Le vin est le fruit de leur histoire, de leur personnalité, de leurs convictions. C’est également un produit vivant qui évolue dans le temps, qui nous invite à l’humilité et nous pousse à parler avec le cœur ».