Pour qui a l’imagination galopante, il est des mots qui sont des mondes. Dites « tapisserie » par exemple, et voici que surgissent des bals bourgeois où les jeunes filles dédaignées par les danseurs « faisaient tapisserie » et finissaient par se confondre avec les murs… Que dire de la plus célèbre des tapissières, Pénélope, épouse modèle, qui fit et défit pendant vingt ans son ouvrage dans l’espoir du retour de son mari Ulysse ? Ulysse, héros du poète Joachim du Bellay - « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » -dont les vers ont inspiré à Georges Brassens une chanson pour le film Ulysse, contant le destin d’un cheval de tauromachie destiné à mourir dans l’arène qu’un employé révolté ramène en Camargue…
De la littérature, un voyage initiatique, de la musique, un cheval, tout ça sens dessus-dessous : voilà qui compose le portrait chinois de Manon Leroy, universitaire au parcours impeccable qui prit un jour un chemin de traverse pour devenir tapissière d’art et (re)donner vie à des sièges, fauteuils et autres méridiennes et canapés. Ce qui, évidemment, n’a pas été aussi simple… Issue d’une famille « où tout le monde, absolument tout le monde fait partie du milieu enseignant », Manon montre assez tôt un goût pour les arts : elle suit une scolarité jusqu’au collège en horaires aménagés musique pour étudier la clarinette. Avant même d’intégrer le lycée et une filière arts plastiques, elle s’imagine volontiers faire plus tard un métier artisanal ou au moins d’intégrer une école de design.
« On peut être face à son objet sans dépendre le moins du monde d’une machine. Il y a une partie créative, mais avec une exigence de volume, de technique, de résistance… »
Mais… « les études se passaient bien alors on a eu tendance à me freiner, en me disant que ce n’était pas cet ordre-là qui était le plus logique. Et que si je le regrettais, un retour en arrière ne serait pas évident alors qu’un CAP c’est possible à n’importe quel moment de sa vie… Ce qui n’est pas tout à fait faux. » Après le bac, elle se voit autant « à l’ONF que pratiquer une langue étrangère. J’ai même été à deux doigts de partir en Espagne faire un master de droit ! » C’est finalement un professeur de philosophie qui va la « pousser au train » pour intégrer une classe prépa littéraire. Bingo : « Ça s’est très bien passé en fait, j’ai vraiment adoré ça donc j’ai continué en fac littéraire, l’anglais littéraire, j’avais l’impression d’une approche aux mots plus importante que si j’avais été simplement en lettres modernes. »
Ses études se passant « toujours bien », la voilà partie pour plusieurs mois aux États-Unis, près de Cincinnati (Ohio) pour passer un master de littérature francophone tout en enseignant le français à des étudiants de fac et animer des ateliers de langue. Pas exactement le rêve américain : « J’ai souffert là-bas. J’aime beaucoup en France, ou ailleurs en voyage, m’asseoir aux terrasses et regarder les gens, la diversité, je peux y passer des heures et aux États-Unis il n’y a pas ça, il y a une vraie tentation communautaire qui fait qu’il y a beaucoup de conformisme, c’était très ennuyeux en fait cette ville universitaire qui n’est que ça… »
Être créative dans la contrainte
Au retour, master d’anglais en poche, elle s’inscrit en agrégation de Lettres modernes à Dijon où elle est regardée de travers : elle n’a pas fait de latin, jamais étudié l’ancien français… Malgré le programme corsé, elle est parmi les admissibles. « Et je n’ai pas eu envie de retenter l’année suivante. J’aurais aimé faire de la recherche mais il n’y avait pas tellement de débouchés et pour tout dire j’ai trouvé le milieu un peu pourri, j’avais l’impression que les postes étaient réservés à des poulains, venant d’anglais on me regardait comme un ovni… alors quand en juin je suis parmi les admissibles certains profs l’ont eu assez mauvaise. » Cette fois est la dernière : après des années à brider ses aspirations, Manon lâche la fac pour de bon. Pendant une année, elle fait des remplacements comme professeur en secondaire, et fréquente des ateliers à la MJC : couture, meubles en carton et tapisserie.
« Ça a été une vraie découverte parce que l’on peut être face à son objet sans dépendre le moins du monde d’une machine. Il y a une partie créative, mais avec une exigence de volume, de technique, de résistance… En ce qui me concerne, la créativité naît beaucoup de cette contrainte. » Inscrite au CFA La Noue, Manon Leroy travaille avec Isabelle Eaton, maître de stage « assez formidable, grâce à elle j’ai appris la confiance, à ne pas avoir peur en face d’un siège qu’on n’a jamais vu une fois qu’on a compris le pourquoi du comment ». Son premier atelier, Manon l’ouvre sur le site de l’ancienne BA 102. Au fil du temps et de ses premiers clients, elle apprend à calculer coût horaire, fournitures et taux de marge, sachant qu’un siège à refaire de A à Z représente au minimum vingt heures de travail, sans temps morts.
Un véritable savoir-faire
Son étape préférée : la couture des crins de cheval dont il faut dompter les frisottis et qui donne aux sièges leur modelé, leur galbé ou leurs angles selon le style de la carcasse de bois. Si elle est parfaitement capable d’offrir à des clients désireux d’entretenir un patrimoine mobilier des sièges refaits dans leur style originel, la patte de Manon est de déranger des sièges anciens avec des tissus modernes pour créer des pièces uniques. Installée à Avot depuis 2020, la jeune femme a retapé et imaginé sa maison et son atelier avec cet esprit : il n’y a qu’elle pour peindre par exemple sa cuisine en vert sapin et l’animer par un bric-à-brac si baroque, tendre et foutraque, qu’on entre chez elle avec l’impression d’être au matin de Noël. Les clients sont donc plus qu’invités à pousser la porte !
« Moi je trouve que ça rassure les gens de voir comment c’est chez moi et ce qu’on peut oser. » Une poésie qui va jusqu’à Thérèse, la chatte beige-rosé de la propriétaire, si bien élevée « qu’on peut être tapissier et avoir un chat » et le slogan de l’artisane qui contredit tout ce qu’elle est : « Manon fait tapisserie ». Quoique… Si elle ressemble à ses murs où trône son univers décalé, l’expression n’est finalement pas si mal choisie !