Pellicules “évènementaires”
Jean-Claude Francolon. Il fut grand reporter pour l’agence de photographes Gamma jusqu’en 1984, avant d’en prendre la rédaction en chef puis la direction générale en 1988 et enfin la présidence de 1990 à 1991. Aujourd’hui retiré en Puisaye (58), il poursuit sa passion en freelance.
C’est en miroir au roman Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, qui lui-même emprunta le vocable aux physiciens, que se construit notre titre. Entre néologisme et mot valise, il est seul à même de donner la pleine quintessence du métier de grand reporter qu’a exercé pendant plusieurs décennies Jean-Claude Francolon. Posant la question
- à la manière du paradoxe de l’œuf et de la poule - de savoir si c’est l’actualité qui fait La photo ou le cliché qui crée l’évènement ?... D’une rencontre, sur les hauteurs du Machu Picchu, avec un membre du Sentier lumineux - un parti communiste péruvien fondé dans les années 1970 - en passant par un obus de mortier qui finit sa course dans son sac en plein conflit du Vietnam, sans oublier le cri des femmes révoltées porté par le vent chaud du dessert de l’Ogaden au Sud-Est de l’Éthiopie, raconter la vie de Jean-Claude Francolon c’est comme ouvrir un livre d’histoire. Mais un manuel, d’un genre à part, plus viscéral que scolaire. Une œuvre où chaque page, transpire le vécu... Ce dernier devenant, au travers d’un diaphragme nourri de l’instinct du photographe, mémoire sensible, marqueur d’humanité... Si la vie de Jean-Claude devait se calquer sur le mantra métro-boulot-dodo de la plupart d’entre nous, ses collègues de travail auraient pour nom Castro, Pinochet, Jimmy Carter, Helmut Kohl, Mitterrand, Soljenitsyne, Arafat, Jean-Paul II... et ses bureaux se pareraient à la fois des atours du Palais de Moneda au Chili et des odeurs de cendres, de sables et de boues des guerres du Kippour ou du Cambodge... Couvrant les plus importants évènements internationaux de la fin du XXe siècle, ses photos ont fait la Une des journaux français et étrangers. Toutefois, si la vie de notre reporter s’est si bien imprimée sur papier photosensible, c’est le seul hasard qui en est le déclencheur. « J’ai découvert pour la première fois la photographie en acceptant d’accompagner un copain de classe de troisième les samedis après-midi au photoclub de la commune. Nous réalisions notamment le tirage et le développement de nos clichés ». Cette première approche ne vaut pas destinée. Jean-Claude quitte l’association après un an. L’avenir professionnel du jeune homme manque encore de netteté. En fin de terminale, dans un certain flou artistique, il passe les concours d’entrée de deux écoles prestigieuses aux thématiques très éloignées : L’École supérieure des arts appliqués Boulle et l’École spéciale des travaux publics. « J’avais une certaine appétence pour le dessin, je me pensais même plutôt doué dans l’exercice, mais j’ai échoué avec Boulle, ils m’ont envoyé bouler », raconte avec humour le photographe. À l’inverse ça cadre avec les travaux publics. Restait à satisfaire un prérequis pour être pleinement admis : « Ils exigeaient que leurs élèves pratiquent une activité extra-scolaire. J’ai alors repensé au photoclub... ». Très vite, ce qu’il apprend à l’école l’incite à imaginer que son avenir dans les TP va prendre la forme d’une vie de bureaux, enfermé des heures durant, affairé entre crayonnés de dessins techniques et résolution de calculs : tout ce qu’il récuse en fait. À l’inverse le club de photo lui offre une toute autre focale, un espace d’expression sans filtre et sans limite. « Mon choix était fait, j’ai arrêté l’école d’un coup pour m’investir pleinement au photoclub ». Il apprend la photo de studio, le développement couleur... puis s’intéresse au reportage. « J’avais une passion pour l’automobile. Je me suis donc rendu sur les grands circuits autour de Paris : Marcoussis, le Mans... Mes clichés ont plu et j’ai commencé à les proposer chaque lundi au journal automobile Virage. Un jour de 1967, le rédacteur en chef m’a demandé si je pouvais couvrir la course de côte du Mont Ventoux. Il m’a dit : “j’ai trois candidats sur le coup, si avec ce que tu me ramènes je peux faire la couv’ et une double page je t’engage !”. C’est comme cela que j’ai eu ma première carte de presse ».
Les odeurs de pneus chauffés par l’asphalte restent son univers jusqu’en 1973. En parallèle, désireux de se frotter au monde des politiques et de la vie parisienne, il intègre l’équipe de l’agence APIS en 1969. Là, il rencontre Brigitte Bardot, Yves Montand et commence à s’intéresser à François Mitterrand avant tout le monde. « Nous étions au début des années 1970, il n’avait pas encore créé le parti socialiste. J’avais appris qu’il venait d’acheter une maison à Latche, dans les Landes... ». Le jeune photographe a une idée derrière la tête, l’envie de se glisser dans les coulisses de ces hommes de pouvoir, de les appréhender de l’autre côté du miroir de la notoriété... « Au culot, je me suis donc présenté à lui lors d’une conférence de presse, en lui proposant de faire quelques photos dans cette maison. Il m’a bégayé : “Comment vous savez cela ?”, puis a pris ma carte. Après quelques mois, il me rappelle pour fixer un rendez-vous ». Une après-midi ensoleillée, une balade avec Danièle et la présentation de son âne immortalisée sur papier glacé plus tard, Mitterrand propose à Jean-Claude Francolon de le suivre pour une visite de trois jours au Chili où il doit rencontrer Salvador Allende appelé à devenir le futur président du pays, dans le cadre d’une dynamique autogestionnaire, qui fait débat en France. « Mitterrand souhaitait profiter de ce voyage pour se faire un avis sur la question. Mon rédacteur en chef, qui ne voit que peu d’intérêt dans le fait de suivre ce socialiste, qui vient de perdre les élections présidentielles de 1969 au profit de Georges Pompidou, est prêt à céder à ma requête si je lui trouve un autre sujet justifiant mes frais de déplacement. L’admission au sein des Nations Unies du gouvernement de Pékin au cours de la nuit du lundi 25 au mardi 26 octobre 1971 fait l’affaire. Cela ajoute juste à mon planning un détour à New-York pour prendre deux ou trois piètres photos de la délégation chinoise reçue en grande pompe pour l’occasion. »
acrobate chanceux de l’image
L’affaire des chinois pliée Jean-Claude Francolon fait escale au Pérou ou la rébellion gronde. Une prise de contact avec un membre du Sentier lumineux puis une rencontre sur le Machu Picchu, occupe sa journée avant d’apprendre en soirée en lisant le journal local dans sa chambre d’hôtel que l’arrivée de Fidèle Castro est annoncée au Chili pour le lendemain à 17 heures, soit deux heures avant celle de Mitterrand à l’aéroport. Trente kilomètres séparent les deux évènements. En accord avec sa rédaction, le photographe décide de privilégier le dirigeant cubain. Il est de fait le seul européen sur le coup. Il suivra l’homme d’État sur une dizaine de jours : de l’arrivée, où, courant au côté de sa voiture, il tombe raide, dans un champ, les bras en croix victime d’un manque d’oxygène dû à l’altitude. En passant par le Palais de Moneda : les bras levés de Castro, le bain de foule et le trio Augusto Pinochet, Fidel Castro et Salvador Allende... avant le discours marathon de Castro dans une mine de cuivre, qui lui vaudra de réaliser le cliché qui lui ouvrira les portes de l’agence Gamma l’une des plus belles. Fondée en 1966 par des photographes, pour des photographes, elle deviendra en quelques mois un leader mondial. « Le discours se termine vers minuit et demi. Il aura duré quatre heures et épuisé tous les photographes. Seul, je suis Castro qui se dirige vers le terrain de basket des ouvriers. Il récupère le ballon et constitue des équipes. Et c’est au moment d’une remise en jeu que je déclenche ».
La photo fait le tour du monde, jusqu’au bureau de Gamma. Une rencontre avec l’auteur du cliché est organisée et scelle son entrée dans la prestigieuse agence en 1973. Jusqu’en 1984, il y fera ses armes comme grand reporter, puis en prendra la rédaction en chef en 1988, avant d’accepter le poste de président de 1990 à1991. En 18 ans, il couvrira, la guerre israélo-arabe du Kippour, celle du Cambodge, du Vietnam, la révolution des Œillets au Portugal, la guerre civile somalienne, la première intifada des Palestiniens des territoires occupés par Israël... Il participera à douze voyages de Jean-Paul II, suivra trois Paris-Dakar, mais également les campagnes de François Mitterrand, de Jimmy Carter, d’Helmut Kohl, sera là pour la première visite de Mitterrand à Nevers et son échange avec l’entraîneur Guy Roux... De ce kaléidoscope de rencontres forcément non exhaustif, ressort l’idée que ce qui fait l’essence d’un grand reporter, c’est sans doute un cocktail improbable de sensibilité, de regards complices du moment, de téméraires insouciances, de timing favorable et de chanceuses opportunités, saupoudré d’un brin de talent. Pour preuve, le millier d’anecdotes que ce magicien des ombres et des lumières vous narre. Il y a, par exemple, cette photo iconique de Jean-Paul II prise depuis les toits de Cracovie en Pologne, pendu, la tête en bas, les pieds retenus par un ami.
Ou encore cet improbable et iconoclaste cliché de nouveau-nés disposés en rang d’oignon sur les sièges d’un avion de ligne prêt au décollage, en avril 1975, alors que la guerre du Vietnam touchait à sa fin. « Il s’agissait d’une opération d’évacuation d’urgence d’orphelinats. La tragédie veut que ma photo fût celle d’un avion comptant 600 gamins à bord et que celui-ci se crashe au décollage, laissant quelque 200 survivants ».
Très impacté, Jean-Claude Francolon, a d’ailleurs retrouvé et suivi pendant vingt ans, l’un de ces miraculés, aujourd’hui avocat. Il est aussi l’auteur de cette image de Mitterrand et Kohl que l’on a appelé le “Geste de Verdun” qui voit les deux hommes de la construction européenne main dans la main, durant une cérémonie pour les victimes de guerre à l’Ossuaire de Douaumont. « Il était 19 heures, le temps était exécrable et cela posait énormément de problèmes techniques. Le photographe de l’Élysée a raté sa photo, j’ai alors accepté de donner gratuitement mon cliché. Il a été repris par toutes les rédactions ! Je peux vous dire que je me suis fait sacrément engueuler par ma direction », sourit notre homme. Sa vie d’aventure connaît également son lot d’instants critiques : « J’ai été prisonnier des Khmers rouges et m’en suis sorti, L’hélicoptère dans lequel je me trouvais au Vietnam s’est fait abattre, je dois ma survie à la dextérité du pilote qui a réussi à nous crasher par l’arrière. Je me suis assommé au plafond de l’engin, j’avais de la paille de cuivre sur tout le cou et un obus de mortier dans mon sac ». C’est à cet instant qu’il décide de dire pouce, de rentrer et d’accepter le poste de rédacteur en chef. « Le drame, c’est que le photographe qui a pris ma place, Michel Laurent, un ami, est mort sur le terrain quelques jours après ». De ce jeu de dupe avec la mort, d’équilibriste grillant sans cesse ces maigres cartouches de chance, Jean-Claude Francolon décide de créer le prix du meilleur travail de l’année. Le trophée prend la forme d’un Leica en bronze tout tordu, « moulage du seul appareil que j’ai pu ramener du Vietnam », miroir de la souffrance qu’implique le métier. Celui qui a connu l’arrivée du numérique, poursuit aujourd’hui sa quête d’humanité en freelance. Sa maison de campagne bourguignonne servant encore de base arrière à de bien nombreux voyages, livres et documentaires cinématographiques. En 2000, il part au Chili pour réaliser Désert, un film sur le “peintre des montagnes” Jean Vérame. Deux ans plus tard, c’est le camp de réfugiés de Sangatte qui l’inspire, puis, très récemment, la corrida où il suit, pour un livre, le matador colombien César Rincón... Bref : une retraite active !