Le 13 octobre, presque trois ans jour pour jour après Samuel Paty, un autre professeur, Dominique Bernard, tombait sous les coups d’un terroriste islamiste. Une semaine plus tard, Pierre N’Gahane, recteur de l’académie de Dijon, nous recevait pour évoquer les missions de l’école.
La radicalisation, il la connaît bien : c’est lui qui en a dessiné les contours menaçants lorsqu’il était secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Et pourtant, il garde intacte sa confiance en une école république et laïque comme socle de la nation. Une confiance héritée d’un parcours d’universitaire d’abord, de préfet ensuite qui le soutient dans sa mission actuelle.
Né au Congo-Brazzaville, d’origine Camerounaise, Pierre N’Gahane fait ses études supérieures à Lille. « Au début des années 1980, l’Afrique allait plutôt bien. Mon objectif était d’étudier en France pendant quatre ou cinq ans, puis de retourner au pays pour y décrocher un poste important », déclare-t-il au magazine Jeune Afrique en janvier 2008.
Mais c’est un autre chemin qui l’attend : docteur en sciences de gestion en 1992, il est devenu vice-président de l’université libre de Lille et préside l’association Initiative pour le développement en Afrique-Lille (Ideal), lorsqu’en 2007, il reçoit un appel du ministre de l’Intérieur, d’alors, Nicolas Sarkozy qui le nomme préfet à l’égalité des chances.
« Je n’ai pas hésité trois secondes, dit-il en 2008 dans le journal La Croix. C’était l’opportunité d’appliquer mes convictions. À savoir que la vie c’est un peu de grâce et beaucoup de travail ». Un an plus tard, il est préfet des Alpes de Haute-Provence ce qui lui vaut les honneurs de la presse : en plein Obamania - le premier président noir des États-Unis a été élu le 8 novembre 2008 - la nomination de celui qui est présenté comme le « premier préfet noir d’origine étrangère » suscite des interrogations, balayées par la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie : « C’est simplement la reconnaissance des qualités d’un homme qui exerçait déjà les fonctions de préfet ».
« L’opportunité qui m’a été offerte de rejoindre le corps préfectoral est au regard aussi de mon profil académique, même s’il y avait la volonté de diversifier le corps préfectoral à l’époque. Je n’étais pas énarque, nuance aujourd’hui Pierre N’Gahane qui ajoute même : dans ma mission de préfet ce parcours universitaire m’a beaucoup servi pour prendre du recul, essayer de modéliser. Le préfet est d’abord quelqu’un qui gère les crises, on attend de lui des choix sur lesquels il s’engage presque personnellement. Ces choix, il faut avoir de temps en temps le réflexe de les éclairer, il m’est arrivé sur certaines situations d’aller lire, de consulter ».
Spécialiste de la radicalisation
Il est préfet des Ardennes depuis trois ans lorsqu’un nouveau ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, souhaite lui confier la direction du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD) qui deviendra CIPDR, R pour radicalisation. « Ce qu’on me demande de porter, c’est davantage la radicalisation que la délinquance. Je me suis complètement investi sur ce sujet. Je suis parti d’une feuille blanche. Il a fallu d’abord que je circonscrive ce que c’était, que j’en apporte des définitions, des précisions, avant de déployer des outils de politique publique de prise en charge. J’ai pris mon poste le 23 décembre 2013, j’ai remis un rapport à Bernard Cazeneuve qui avait remplacé Manuel Valls en février 2014. Et il a pris le 29 avril 2014 la première circulaire d’organisation de la prévention de la radicalisation, qui confiait aux préfets des dispositifs de prise en charge d’identification et de prise en charge des personnes qui entraient dans un processus de radicalisation. » Deux ans plus tard, la tuerie à Charlie Hebdo et la prise d’otages de l’Hyper Casher (janvier 2015) viennent engrammer la conscience collective.
« C’est là que les gens ont dit : qu’est-ce qu’on fait pour nous protéger et on a pu répondre : on est prêts », se remémore Pierre N’Gahane. Pourtant la fin de l’année 2015 est à nouveau endeuillée par les attentats islamistes du Stade de France, des terrasses du 11e arrondissement et du Bataclan. 130 morts, 413 blessés. La France de Je suis Charlie ne sera plus jamais la même...
Sanctuariser les écoles
Le 8 juin 2016, Pierre N’Gahane est nommé préfet de la Charente, devient conseiller du gouvernement en 2019 comme référant du Grand débat national avant d’être nommé dans la Marne. Ce passage au CIPDR aura laissé son empreinte jusqu’au rectorat de Dijon qu’il rejoint en mars 2022.
« Quand j’entre dans une école, et que je suis en incapacité de distinguer qui est riche, pauvre, quelle est la religion des uns ou des autres je me dis : c’est là qu’on fait société. »
« J’ai été très longtemps identifié comme le préfet en exercice qui connaissait peut-être le mieux la question de la radicalisation. Dans mon dialogue avec la Justice, les services de renseignements, les policiers, il y avait une forme de reconnaissance de ce passage au CIPDR. Depuis que je suis arrivé à l’Éducation nationale, je constate qu’il y a eu ici aussi une sorte d’aggiornamento : le directeur de cabinet du recteur est très en pointe sur les questions de sécurité, il a des réflexes d’un directeur de cabinet de préfet sur ces questions. Ces enjeux de sécurité et de laïcité, j’y suis particulièrement attentif. La question de la protection de nos établissements, la vigilance que l’on doit avoir par rapport à la sécurité de nos élèves est un sujet qui m’intéresse particulièrement. »
L’école de la Nation
L’école a douloureusement vécu l’irruption de l’islamisme : par les assassinats de deux professeurs, mais aussi par les remises en question de certains enseignements au nom du fait religieux, encore tout récemment par l’interdiction de l’abaya, résurgence de celle du voile dans l’enceinte des établissements qui avait abouti en mars 2004 à l’interdiction de tous signes religieux ostentatoires. De quoi ébranler la solidité de l’édifice ? Sûrement pas, affirme Pierre N’Gahane.
« Pour la communauté éducative qui pense légitimement que son rôle et de former et d’accompagner le citoyen, c’est traumatique. On a vécu ça avec effroi. Maintenant nous commençons collectivement à développer une forme de résilience parce qu’il est hors de question qu’on se laisse abattre par de tels phénomènes. Le rôle du recteur à ce moment est de trouver les leviers et les moyens de redonner de la perspective pour porter notre mission. »
L’école, creuset de la Nation ? Le recteur y croit plus que jamais : « L’école laïque et républicaine a fondé le socle de la Nation française - les fameux hussards de la République. Elle a permis de scolariser en son temps énormément d’enfants de campagne et de filles – il ne faut pas oublier cette dimension de l’égalité. On attend beaucoup de l’école. On oublie un peu le rôle des parents ! Quoi qu’il en soit, c’est là la noblesse du système éducatif français. Il y a des choses à améliorer. Mais je suis très attaché à notre principe de laïcité. Quand je rentre dans une école, et que je suis en incapacité de distinguer qui est riche, pauvre, quelle est la religion des uns et des autres je me dis : c’est là qu’on fait société. Permettre à chacun d’avoir un idéal républicain, de fonder cette nation qui nous a permis d’être là, chacun à son niveau avec ses forces, ses faiblesses, je trouve que cela a du sens. »