Née d’un père américain et d’une mère sénonaise, tous deux professeurs d’université - c’est d’ailleurs sur les bancs d’une faculté française que le coup de foudre opéra - Sophie Herbert-Fort s’était dessinée une carrière professionnelle bien définie, en filigrane de l’héritage culturel de ses parents. « J’ai fait Science Po aux États-Unis. J’avais un intérêt pour l’action civique, je me rêvais en avocat aux Nations Unies, sauvant le monde », se souvient-elle amusée. Toutefois, trois éléments dissociés dans le temps, comme autant de piqûres de rappel du destin, vont venir bouleverser ce canevas autodéterministe trop bien agencé. Le premier prend substance dans l’enfance.
« Nous passions tous nos étés en France. Nous arrivions fin mai, alors que l’année scolaire française n’était pas terminée. J’allais alors à l’école à Sens, où ma grand-mère habitait. Quand l’école était finie, je partais avec mes parents en Haute-Loire passer deux mois “d’estive” en pleine campagne, là où mon père avait acheté une vieille grange rustique, qui ne comptait même pas de frigo. J’ai ainsi eu pendant longtemps une double vie, nourrie de deux extrêmes : le foisonnement hyper urbain de Chicago et la calme ruralité de la Haute-Loire. Dans la réalité campagnarde, mes parents avaient un couple d’amis qui avaient quitté la ville pour s’installer, lui comme menuisier et elle dans le tissage de la laine et l’élevage de moutons. J’ai été fascinée, imprégnée durablement par leur histoire ». Ce qui explique sans doute pourquoi Sophie Herbert-Fort vit aujourd’hui à Échannay (130 habitants). Une commune perdue dans la campagne madeleine de Proust de son enfance.
« Il y a ici, une vraie vie de village où tout le monde se connaît. Mais aussi un mélange de personnes d’origine et de vie différentes : agriculteurs, familles installées ici depuis plusieurs générations et voisinage cosmopolite originaire de Madagascar ou de Colombie... À Chicago ce melting-pot existe aussi mais on ne se connaît pas », déplore Sophie Herbert-Fort.
Ne brûlons toutefois pas trop vite les étapes et revenons à nos moutons, si je puis m’autoriser ce trait d’esprit. La deuxième chiquenaude du grand ordonnateur cosmique vient picoter la conscience de Sophie Herbert-Fort alors qu’elle est en quête d’un emploi pour payer ses études.
« J’avais à peine 20 ans, j’étais à New-York et je suis tombée sur une annonce pour un poste de responsable d’une boutique d’artisanat d’Art. Le coup de foudre fut immédiat : une vraie révélation. Je participais aux achats, aux rencontres avec les artistes. Ils m’expliquaient leurs méthodes de travail, les matières premières utilisées… Autant d’informations que j’avais ensuite plaisir à rapporter aux clients de la boutique. Le regard dans leurs yeux : c’était magique. Du bonheur pour toutes les parties prenantes ». Elle travaillera quatre ans dans ce lieu où l’on vend notamment des bijoux d’arts qui lui font de l’œil. « Petit à petit, à partager le quotidien des artistes, j’ai été tentée par le désir de traverser le miroir et de faire à mon tour quelque chose de mes mains. C’est comme ça que j’ai commencé à faire mes propres bijoux. Dès lors, mon nécessaire à leur fabrication était de tous mes voyages. »
L’aventure en boutique prend fin avec celle de ses études. « Il était temps que je fasse une activité en lien avec mes diplômes. J’ai alors trouvé un poste en France, fin 2004, pour le compte de la région Bourgogne, qui cherchait une personne pour accompagner les entreprises locales à l’export. C’était à la base un poste pour trois mois. J’avais 26 ans, je me suis dit que c’était en droite ligne de mes études, que ça ferait une première expérience sur mon CV et qu’en plus cela me permettait d’être en France, près de ma grand-mère vieillissante. Le poste a été prolongé, puis j’ai pris un emploi à la préfecture de Côte-d’Or, j’ai étoffé mon réseau d’amis, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari… Ainsi, progressivement, je me suis construit une vie française. »
Bien bon bonbon et Far West
C’est à ce moment qu’elle fait la connaissance avec la directrice des Anis de Flavigny. « Je commençais à envisager sérieusement l’idée de me mettre à mon compte, c’est ainsi qu’une amie m’a conseillé de prendre contact avec Catherine Troubat. Elle a été très généreuse de son temps, m’a proposé de nous rencontrer. Je lui ai parlé de mon travail à l’international. Elle m’a alors proposé de m’embaucher comme responsable export pour les Anis. Bien que cela voulait dire quitter la sphère publique, pour laquelle je m’étais en quelque sorte autodestinée, j’ai aussitôt dit oui. Ce changement avait du sens pour moi. J’intégrais une entreprise familiale qui défendait un savoir-faire ancestral, ainsi que l’emploi local. C’était vendre des anis plutôt que des Tic-Tac, c’était bien plus qu’une simple logique économique. J’ai occupé ce poste quatre ans avant de devenir directrice commerciale pour trois ans de plus ».
En 2014, l’ultime déclic de son changement de vie surgit lors d’un innocent stage de broderie. « Enfant, j’étais du genre boulimique d’arts, je dessinais, je faisais de la poterie, des robes, de la cuisine… C’est quelque chose que j’ai toujours gardé en moi. Si j’avais cinq vies, j’apprendrais tous les arts, je ne vous dis pas tout ce qu’il y a déjà sur ma to do list pour ma retraite, plaisante-t-elle. C’est pourquoi je me suis inscrite à ce court stage de broderie. Il s’agissait d’une technique dite en appliqué de perles, héritée des cultures amérindiennes, mais que l’on retrouve aussi en Mongolie ou en Afrique noire. Chez moi, ça a pris de suite des proportions addictives. J’avais envie de faire cela tout le temps, mais j’étais également frustrée car j’accumulais des pièces qui ne me servaient à rien. C’est alors que j’ai eu l’idée de réaliser une petite broderie de perles pour la porter en boucle d’oreille. »
« Aujourd’hui on recycle, on fait attention à sur son alimentation, à l’origine de ses vêtements… alors pourquoi pas s’interroger sur l’éthique dans l’artisanat d’art ? »
« Je me suis rendu compte que c’était super léger, que cela résolvait le problème du poids pour les amateurs de bijoux de grande taille. Je tenais là le petit plus, l’élément différenciant que je cherchais depuis mes 20 ans pour pouvoir me lancer à mon compte. Jusqu’ici je n’avais pas eu le courage de passer le cap, convaincu que je n’avais pas un univers à moi suffisamment solide pour faire face à la concurrence très présente dans l’artisanat d’art en bijouterie. Avec ces bijoux brodés, j’avais enfin trouvé mon style. J’avais également gagné en maturité, en expérience commerciale, j’avais les reins assez solides. J’ai franchi le Rubicon en quelques mois : en juin 2014, je quittais les Anis de Flavigny et en septembre je créais Sophie West ».
Un nom d’artiste qui prend racine dans l’origine amérindienne de la technique de broderie qu’elle utilise et qui fait également écho à son aventure entrepreneuriale, son saut dans l’inconnu loin du confort du salariat, son Far West à elle.
« Très vite, j’ai exporté mes créations aux États-Unis où il était plus facile d’atteindre des boutiques d’art. En France, la plupart des galeries haut de gamme ne mise que sur les grandes marques, ne laissant que peu de place aux nouveaux créateurs. C’est tout l’inverse Outre-Atlantique, où les gérants de boutiques indépendantes fuient le standardisé des grandes chaînes pour la plus-value de pièces jamais vues ailleurs. »
Elle présente ses collections deux fois par an sur de grands salons new-yorkais. La distribution se fait ensuite par le biais d’agents commerciaux qui représentent cinq à six créateurs et qui touchent de vastes zones de diffusion de Miami au Texas en passant par New-York…
« Ce large spectre de prospection est quelque chose d’obligatoire, car une fois que vous avez trouvez une boutique dans une ville, vous êtes grillé dans toutes les autres, vous perdez votre côté exclusif et ce bannissement s’étend à toutes les communes alentour, d’où la nécessité de viser plusieurs États ». La petite entreprise Sophie West ne connaît pas la crise, jusqu’à l’arrivée de la Covid qui avec la mise en place des confinements et des interdictions de voyager, lamine littéralement tous ses efforts.
« Les commerciaux ne peuvent plus tourner et les boutiques américaines dans lesquelles j’étais présente mettent la clé sous la porte l’une après l’autre. En mai 2021, Emmanuel Macron annonce la réouverture des frontières. Je me suis alors demandé si je devais tout reprendre à zéro aux États-Unis, réinvestir ou si je tentais de travailler en local en France. J’ai opté pour la seconde solution et je suis partie en quête d’un local près de chez moi. L’idée, c’était de donner vie à une petite boutique éphémère d’une vingtaine de mètres carrés pour tester mon concept ». La chance veut qu’à Châteauneuf, un atelier de sculpteur se libère.
« C’était déjà tout équipé pour en faire une boutique, l’unique point noir : c’était bien trop grand pour moi seule. Je décide tout de même de signer un bail de quatre mois et à l’été 2021 j’ouvre le lieu en partage avec des artistes locaux et amis. Le résultat dépasse mes espérances : j’ai été projeté 24 ans en arrière, retrouvant le plaisir du contact avec les gens que j’avais ressenti dans cette boutique new-yorkais où j’avais travaillé pour la première fois ».
French art first
C’est là que l’envie de prolonger l’éphémère se fait jour en elle. S’esquisse alors le projet d’une galerie d’art, qui offrirait à ses créations des compagnons de jeu artistiques défendant les mêmes valeurs que ses bijoux.
« Quand j’ai eu l’idée de mes bijoux brodés en appliqué de perles, en plus du cristal de Swarovski, j’avais envie d’associer des pierres précieuses mais je voulais que celles-ci soient éthiques, que leur production respecte l’environnement et les hommes. J’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé. À part pour la turquoise que j’achète à une entreprise familiale qui exploite un gisement en Arizona. C’est alors que j’ai fait la connaissance d’un céramiste spécialisé dans la miniature en porcelaine, qui travaille pour les plus grandes marques du luxe français. Il réalise pour moi de petites porcelaines qu’il taille selon mes croquis et qui viennent ainsi remplacer les pierres précieuses. »
« Il a également la particularité de réaliser ses propres émaux, ce qui fait que je peux lui commander la couleur exacte qui s’associera parfaitement avec celle de mes perles. Dans ma galerie, je propose uniquement du fait en France et que des artistes qui ont un univers affirmé, qui s’assument, qui ont une démarche engagée. Dans ma vie, j’ai fait énormément de salons d’artisanat d’art, avec ma boutique, j’ai ce désir de monter toutes ses belles choses réalisées en France et qui ne sont visibles que dans les grands évènements parisiens ou dans les galeries prestigieuses du sud de la France. Je veux la diversité de l’art et de l’artisanat en ruralité ». Et quel plus bel écrin que la cité médiévale de Châteauneuf, l’un des plus beaux villages de France, pour accueillir cette idée qui se veut un brin militante.
« Ici, je tisse un fil entre le patrimoine d’hier et les créations d’aujourd’hui appelées à devenir le patrimoine de demain. Aujourd’hui, je me définis autant comme artiste que galeriste. Avec la galerie, il y a eu un basculement important en moi : j’ai dépassé le seul plaisir de faire des choses avec mes mains pour donner du sens à ma démarche, pour la défendre, en lien direct avec les mouvements slow qui se développent actuellement. Il y a aussi le fait de retrouver le contact avec les gens, de faire partie de quelques choses de plus grands, d’être dans l’utile en défendant cette tradition des métiers d’art français qui résistent avec engagement aux sirènes de la consommation de masse ».