S’il était une chanson, Stéphane Carlier serait ce tube d’une tristesse infinie et d’une élégance folle de William Scheller, Je veux être un homme heureux. Ou comment alors que la vie est accablante, il convient de regarder du côté des choses belles qui emplissent l’âme et le cœur. Stéphane Carlier est de son propre aveu un mélancolique, mais un mélancolique qui ne gratte pas sa plaie et trouve au contraire, à chaque instant, (on le voit parce que ses yeux papillonnent et qu’il a les rides de ceux qui sourient), partout des émerveillements.
La beauté ce sera les boiseries du Comptoir des colonies, une institution dijonnaise où, alors que nous entamons la conversation, un pigeon vagabonde sur le vénérable plancher. On interpelle la serveuse pour lui signaler la pauvre créature qui cherche la sortie. En fait, le pigeon se plaît tellement ici qu’il a été baptisé « Philippe », car, nous apprend la serveuse, on reconnaît que c’est un mâle « grâce à ses taches sur les ailes ». Philippe expédié vers ses congénères sur le trottoir, Stéphane Carlier se marre et la conversation reprend.
L’histoire commence dans une ville rouge (Argenteuil) et se poursuit « dans des banlieues assez moches quand même, Val d’Oise, dans des villes assez tristes » et puis arrive le prodige, l’inespéré la veille de son 17e anniversaire : l’arrivée d’un petit frère, Raphaël. « Tout passe du noir à la couleur à la naissance de mon frère en 86. Et là, je me dis : tiens la vie peut vous réserver de bonnes surprises. » C’est à Raphaël qu’est dédié Clara lit Proust, « Parce que c’est mon livre le plus réussi. Et que j’aime mon frère, je l’aime prodigieusement. » Raphaël, c’est « Carlito », vidéaste et humoriste qui fait un carton avec son confrère McFly. Et puisqu’on y est, Stéphane est aussi un « fils de », celui du chroniqueur Guy Carlier ; ce qui aura son importance dans la suite du récit.
Frédéric Dard, le bon génie
Avec la complicité d’une prof de français, l’adolescent des banlieues moroses est accepté dans une hypokhâgne au prestigieux lycée Pasteur de Neuilly, avant des études d’histoire à la Sorbonne. Puis le voilà pigiste et fait une rencontre miraculeuse, celle de Frédéric Dard, un mélancolique (tiens tiens) dont le génie truculent et la générosité le sidèrent. Le père de San Antonio lui laissera un petit mot prémonitoire : « Travaille et crois en ta chance mon ami… ». Stéphane Carlier passe ensuite le concours du Quai d’Orsay. Quelques péripéties plus tard le voilà expédié à New-York. « J’avais même pas trente ans, j’étais célibataire et on m’offre New-York ! C’était avant le 11 septembre, c’était Clinton donc il y avait une innocence qu’on a évidemment complètement perdue, et j’ai pris le virus de l’Amérique, tout m’a passionné, histoire, politique, je suis devenu fou de ce pays, je voulais tout apprendre, tout comprendre tout savoir à tel point qu’aujourd’hui je rêve en anglais la moitié du temps… » Direction ensuite la Californie pour devenir écrivain, où il vit au milieu de types « qui rêvent tous d’écrire le scénario du siècle. J’apprenais ce que c’est d’écrire un roman, alors j’écrivais des romans, je les envoyais pas parce que c’était pas bon… ».
« Comme auteur, je pourrais pas faire du noir… Je crois que j’ai une nature trop mélancolique pour en rajouter. »
C’est de Los Angeles qu’il postera finalement un manuscrit aux éditeurs français, « sous pseudo parce que mon père était célèbre ». Actrice, par Antoine Jasper, séduit Sylvie Genevoix chez Albin Michel, mais finira par sortir au Le Cherche-Midi. Après celui-là il y en aura d’autres, au succès relatif, qui désespèrent pourtant le jeune auteur… et voilà comment est né Le chien de madame Halberstadt, encore sous pseudo : « Ça raconte l’histoire d’un écrivain à la ramasse. Quand je l’ai terminé je me suis dit : on va voir si j’ai un peu de talent et donc je l’ai envoyé aux éditeurs avec lesquels j’avais envie de travailler. Évidemment j’avais exclu Le Cherche-Midi, parce que je voulais voir si ça marchait avec d’autres. Et je l’avais signé Baptiste Roy, du nom du héros. J’ai eu quatre réponses positives, dont Le Tripode en premier alors là c’était la joie. Et bizarrement, à partir du chien tout a marché. Le chien a marché, L’enterrement de Serge (son 7e roman, NDLR) a vachement bien marché aussi. »
Stéphane Carlier aurait pu tracer le sillon, mais voilà : Clara lit Proust est aussi parti par la « poste de Chalon-sur-Saône, 28 octobre 2021, 16 h 03 » - il en a fait un post Instagram ! - comme un nouveau défi et c’est le prestigieux Gallimard qui le 13 janvier 2022 prononce les mots magiques : « On le prend ». Bonne pioche : le livre a déjà séduit deux jurys littéraires, dont celui de Livres en Vignes et de plus en plus de lecteurs.
Un 9ème roman en préparation
Alors qui est Clara ? Une coiffeuse de Chalon, qui pressent qu’elle ne vit pas vraiment, mais dont la lecture Du côté de chez Swann de Proust, oublié par un client providentiel, bouleverse l’existence. « Clara c’est nous tous. C’est nous tous quand on découvre la littérature et qu’on tombe sur des livres qui nous changent. » Dit comme ça, ça a l’air simple. Mais Clara lit Proust, c’est surtout la grâce d’une écriture qui fait attention aux petits riens, ces petits riens comme dans la chanson de Gainsbourg, qui font tout un univers.
C’est l’éclosion d’une femme par la magie des mots, ce sont des éclats de rire quand on le lit, « parce que Clara, dit Stéphane Carlier, c’est un livre léger, c’est un livre heureux… Comme auteur je pourrais pas faire du noir… J’ai essayé hein, un roman, sur ma famille, je peux pas, je vais finir mes journées en larmes. Je crois que j’ai une nature trop mélancolique pour en rajouter. » Alors, parce qu’il est élégant, et alors qu’on le voit bouleversé, il sourit encore. Et parce que la vie peut être belle et que parfois elle fait des cadeaux, un neuvième roman sortira l’année prochaine. Frédéric Dard avait raison…