Accorder un piano quelques minutes avant un concert, voilà un scénario qui stresserait même un moine bouddhiste… mais plus Stéphane Martinet qui, depuis trente ans, avec autant de cordes à son arc qu’un piano à queue (230) se définit comme la « touche invisible de la musique ». Son travail est accompli quand personne ne remarque rien. Une « ingratitude » qu’il prend avec philosophie : « Il faut savoir rester à sa place, dans ce métier ». Une place qu’il occupe entre des artistes majeurs et le piano, devenu « un membre à part entière de la famille ».
Tout commence, comme toujours, dans l’enfance. De sa maman violoniste et du piano qui trônait dans le salon, le jeune Stéphane conserve surtout l’image de l’accordeur qui venait chez eux : « Je restais à côté et j’étais passionné. Puis je suis allé traîner dans son atelier à Auxerre. »
D’abord destiné à une carrière de professeur de piano, il intègre finalement l’école du Mans en 1991, la seule en France à former les accordeurs : « Autrefois, le métier se transmettait par tradition orale, puis l’instrument a évolué. La formation technique est devenue un passage obligé pour prétendre travailler ». Sorti de son apprentissage, il entre chez Guy Martin, à Nevers : « Un maestro dans le cénacle du piano, accordeur émérite et vendeur de piano incroyable qui livrait et accordait un instrument par jour dans les années 90. A ce rythme-là on apprend vite ». Il prendra sa suite en 1997.
Une vie de château
Depuis 25 ans, l’accordeur vit la vie de château. En Bourgogne-Franche Comté et en Centre-Val de Loire, on compte autant de châteaux que d’habitants et tout autant de pianos et d’histoires parfois farfelues, passant d’un vieux clou dans un manoir à un grand queue de concert, le tout en quelques heures : « Un jour un client me dit : je viens d’acheter ce piano d’occasion mais aucun son ne sort, je ne comprends pas ? En effet, je tape à mon tour sur les touches, rien ! donc j’ouvre le capot et surprise, il n’y avait plus de mécanique, comme une voiture sans moteur. Une autre fois, je découvre un énorme aquarium de 100 litres posé sur l’instrument. À moins que les poissons ne cherchent à interpréter la Truite de Schubert ai-je dit à la propriétaire, nous allons fixer un nouveau rendez-vous. »
D’un Steinway laqué à un bastringue plein de poussière, le grand écart est permanent, mais en concert, c’est tout une mécanique qui se met en branle. Dans un cadre et un timing rigoureusement définis, Stéphane exige une heure de silence. Un silence qui peut parfois déranger le travail des techniciens, soumis eux aussi à un laps de temps très court. Puis il ne faut pas rester très loin : « Parfois je dois revenir à l’entracte remettre un coup de clé sur une cheville parce que la température et l’hygrométrie ont changé ». Car le piano est un être vivant. Et à voir l’accordeur penché sur son instrument, on comprend assez vite que ces deux-là parlent le même langage.
Un être si vivant et parfois dangereux qui conduit les concertistes à ne jamais jouer face au public : « J’accordais un grande queue de concert, salle vide, celui-ci était curieusement placé face à la salle, ce qui ne se fait jamais. En réglant une corde basse, celle-ci s’est cassée et est allée se planter comme une flèche dans un des fauteuils en velours du premier rang. Quand j’accorde, même chez les particuliers, je veux être seul, personne dans l’axe, imaginez que cette corde lâche en plein concert… »
Duettiste de l’ombre
Accorder les pianos, faire chanter les instruments, accomplir un travail qui ne se voit pas, c’est tout l’art d’un métier où l’accordeur est le membre discret mais nécessaire du duo artistique : « On dit que le caprice est inversement proportionnel au talent, c’est caricatural. Il y a de grands solistes bienveillants, qui jouent sur des Rolls comme sur des Steinway et qui sont très accessibles. À ce moment-là mon métier est le plus beau du monde. D’autres musiciens moins « pointus » veulent t’expliquer la différence entre un son vivant et un son mort, ou entre 440 et 442 Hz parce qu’ils ont lu ça dans un bouquin. Avec le temps, tu apprends à gérer tous les ego. »
En aparté, il parle d’un piano décédé joué par Chopin et Sand que sa propriétaire aurait aimé réanimer. Il avoue aussi aimer Thiefaine et Jamait, cite quelques noms à faire trembler la Scala, Badura Skoda, El Bacha, Azhkénazy, Luisada, Pennetier, Ivo Pogorelich, Duchable, puis revient sur Higelin, un musicien qui comme certains grands solistes classiques, « sentait » les cordes comme des ondes humaines vibrer sous ses doigts.
Aujourd’hui, l’accordeur se fait rare. Face à ce langage unique entre un homme et un instrument, les accordeurs électroniques tentent d’imiter cette relation : « Les accordeurs électroniques ne remplaceront jamais l’expérience de l’oreille. Ces fréquences artificielles sont spéculatives et restent un plus. Mais contrairement aux Japonais et aux Chinois qui leur font une confiance sourde, je reste de ceux qui croient encore à l’immortalité de l’acoustique ». Quant à ceux qui n’accordent pas, le piano sera toujours vainqueur : « Un piano c’est solide et lourd, ça ne bouge pas beaucoup, si on ne l’accorde pas, c’est l’oreille qu’on abîme, pas le piano. ». Et d’une manière générale d’ailleurs, Stéphane Martinet le concède : « Si on n’est pas pianiste on ne devient accordeur. L’oreille et les mains sont mes premiers outils, des qualités qui se développent avec le temps et qu’il faut savoir préserver. Perdre l’audition est la hantise dans ce métier. »