

Le parcours de Stéphane Ravacley emprunte à bien des figures tutélaires. Il y a ainsi du Kafka dans la brutalité de la transfiguration de ce simple boulanger devenu figure publique, symbole de résistance et porte-parole des oubliés et autres invisibles. « J’étais rien et je suis devenu un monstre », affirme-t-il pour exprimer le vertige de sa métamorphose et son réveil de « 50 ans d’une vie banale ». Il y a aussi du Candide et du Don Quichotte dans sa façon naïve de prendre les armes : peur de rien et coeur hypertrophié toujours à portée de bras... Cette histoire extraordinaire d’un homme ordinaire - qui de son fournil trouvera la recette alchimique pour se lancer en politique, visiter les États-Unis sur les traces de Martin Luther King, porter secours aux Ukrainiens et, entre autres, se présenter aux élections législatives - se donne à voir dans un film documentaire de France Télévisions, titré « J’ai pas les codes... », réalisé par Pedro Brito da Fonseca (sur France 3 le lundi 22 septembre à 22 h 50 et sur france.tv).
Enfant, sur les terres agricoles familiales de Haute-Saône, il est marqué très tôt par « un trauma familial ». À l’âge de quatre ans, il perd sa mère dans un accident agricole. De fait, à l’école, il entre difficilement « dans les cases de l’Éducation nationale », poussant son père, soucieux de cet avenir scolaire incertain, à l’orienter vers la boulangerie avec cet apophtegme qu’il gardera gravé en lui : « Avec ce métier-là, au moins tu ne mourras jamais de faim ! ». Il débute son apprentissage en 1985 et obtient ses deux CAP, boulanger et pâtissier, chez un même patron, malgré une rageuse envie d’ailleurs. Après une première expérience professionnelle en Suisse, notre boulanger se retrouve ainsi sous les drapeaux pour 22 mois « assez magiques » à Djibouti comme pâtissier au mess des officiers du 5e régiment interarmes d’outre-mer : « une expérience qui m’a ouvert à la vie ». Le retour en France est difficile. Un camarade de régiment lui suggère La Réunion. Il y part pour un an, avant de revenir, à 26 ans, pour reprendre sa propre boulangerie à Besançon, « La Huche à pain », où il restera « 24 ans, la tête dans le guidon ». Ses journées commencent au milieu de la nuit et se poursuivent par la livraison de ses clients, laissant peu de place à autre chose. Jusqu’à cette année 2019 qui va venir gripper cette première vie quasi monacale. Confronté à la pénurie de personnel, Stéphane Ravacley publie un article dans l’Est Républicain, relatant la difficulté de trouver des apprentis. Quinze jours plus tard, une vingtaine de « mineurs non accompagnés » se présentent. Parmi eux, Laye Traoré, « arrivé à poil avec son sourire et sa bonne humeur ».
Une grève de la faim à dimension nationale
Le boulanger, qui ne connaissait rien des règles liées à l’immigration, propose alors au jeune Guinéen sans papiers un contrat d’apprentissage, malgré l’avertissement de sa tutrice sur un « problème à venir à ses 18 ans ». Le 25 novembre, à la majorité du jeune homme, Stéphane Ravacley reçoit de la gendarmerie de Gray une lettre portant sur une obligation de quitter le territoire français pour Laye Traoré. Révolté par « cette supercherie » qui le voit obligé de se séparer d’un « gars qui ne rechigne pas à se lever aux aurores pour travailler », Stéphane travaille une riposte avec une amie juge qui lui conseille de lancer une pétition sur change.org. Sceptique, « aucune pétition n’a le pouvoir de renverser une préfecture », il réussit à faire monter la sauce en improvisant, le 3 janvier 2020, une grève de la faim « inspirée de celles des intellectuels des années 1980, défendant des causes humanitaires ». Le baroud suscite très vite l’intérêt des médias, d’abord locaux, puis nationaux. « En 11 jours, j’ai reçu plus de 350 demandes d’interview ». Les politiques font également opportunément la queue. Il rencontre ainsi le sénateur PS Jérôme Durain (aujourd’hui également président de la région BFC), qui tente en vain de déposer une proposition de loi sur les mineurs isolés. Le onzième jour, un appel de la préfecture de Vesoul offre une victoire à l’artisan militant : Laye Traoré obtient d’abord une promesse de papiers valables au moins jusqu’à l’obtention de son diplôme, puis finalement un titre de séjour d’un an renouvelable. En parallèle, la pétition lancée par son amie juge atteint 240.000 signatures.
Cet acte frondeur marque une seconde naissance pour Stéphane. « Cette grève de la faim m’a apporté une nourriture extraordinaire, faite de combat et d’humanisme. Elle m’a éveillé à une vie qui n’aurait pas dû être la mienne. » À plus de 50 ans, l’homme se découvre une vocation politique. Il rejoint l’association Singa et accepte six mois de cours, trois jours par semaine à l’Académie des futurs leaders à Paris, créée par l’entrepreneuse sociale Alice Barbe, pour se préparer aux législatives de juin 2022. Anne Hidalgo l’aide à avoir une place au PS. Sur le terrain, il côtoie ouvriers et paysans de Franche-Comté, les écoute et les conseille, et se rend même aux États-Unis pour rencontrer des experts en communication politique ayant travaillé avec Barack Obama et Alexandria Ocasio-Cortez.
Travaillant la nuit et faisant campagne le jour, il attire de nombreux abstentionnistes qui se reconnaissent en lui. « Ignorant des codes politiques traditionnels, j’ai construit une relation authentique au terrain : on disait de moi : “Celui-là il a les mêmes chaussures que nous, j’ai confiance” ». Bien qu’il échoue de peu (à trois points de la victoire), il est transformé par cette expérience, devient une personnalité locale reconnue et est nommé au sein du Parti socialiste comme secrétaire national pour les petites entreprises et l’artisanat. À ce moment, Stéphane Ravacley décide de vendre sa boulangerie à deux de ses employés, tout en restant un temps salarié, pour faciliter la transition.
« J’étais rien et je suis devenu un monstre »
En février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie le propulse à nouveau sur le devant de la scène. En vacances, Stéphane lance « deux appels sur Facebook » pour des dons. La réponse est massive : plus de 2.000 cartons affluent à la boulangerie en une journée. Débordé, il doit organiser la collecte, trouver un local (mis à disposition par les théâtres nationaux de Besançon) et des camions. Avec plus de 60 chauffeurs volontaires, dont des artisans ayant mis leur travail en pause, et le soutien financier de la Caisse d’Épargne, 24 poids lourds, dont quatre de 40 tonnes, partent vers la frontière polono-ukrainienne, déposant 200 m³ de dons à la Croix-Rouge internationale. Médiatisée par Envoyé spécial qui suit le convoi, l’opération connaît un « succès retentissant ».
Du fournil à la scène
En 2024, il se présente aux élections européennes, aux côtés de Raphaël Glucksmann. Un second échec le rend orphelin de combat avant ce « vide intérieur » ne soit de nouveau comblé par une nouvelle opportunité. Patricia Allio, metteuse en scène de théâtre, lui propose de l’inclure dans son prochain spectacle Dispak dispac’h traitant de la question migratoire en Europe. Stéphane devient alors intermittent du spectacle et découvre avec fascination le monde du théâtre engagé. « La pièce est unique : elle se joue dans un rectangle où le public est volontairement mal assis sur des futons, pour favoriser l’attention ». Stéphane y danse avec le chorégraphe international Bernardo Montet et joue avec l’actrice Elise Marie. La pièce, jouée au In d’Avignon, traverse la France et sera présentée à Bruxelles en janvier. Pour la suite, Stéphane Ravacley, qui se dit insomniaque, ne manque pas de projets. « Je travaille à une adaptation de La Petite Fille aux allumettes, qui verrait le personnage principal joué ici par un étudiant polyhandicapé en art dramatique à Rennes. J’ai aussi en préparation une bande dessinée sur ma vie... ». Il s’est également rapproché des frères Dardenne qui avaient mis en lumière son combat pour les migrants au Festival de Cannes, saluant publiquement l’engagement du Bisontin. Par la suite, Stéphane Ravacley était intervenu au Parlement européen de Bruxelles à côtés des deux cinéastes, puis le 14 novembre 2023, à l’Assemblée nationale, pour évoquer la cause des migrants. « J’ai préparé pour eux un scénario de long-métrage que je souhaite présenter... ».