

Pérégriner : ce joli verbe désuet évoque tout à la fois le voyage, la curiosité, l’ouverture au monde, l’exploration sans a priori... Il y a de tout cela dans Pérégreen, la société créée par Virginie Lagerbe. Sans oublier, bien sûr, l’ancrage dans la nature et le vivant. Après deux décennies de communication, pas loin du burning out, mais pleine d’envies « de plantes, de nature », elle suit un stage auprès d’une « teinturière chercheuse qui abordait les plantes de façon hyper écologique. Et ce carrefour, ce croisement entre tissu, couleur, histoire, géographie, botanique, m’a très vite interpellée et elle a dit quelque chose qui a vraiment fait basculer ma vie : les colorants sont partout autour de nous. Et je n’ai qu’une envie : rentrer chez moi après le stage, dans ma petite maison et son petit jardin de ville, en me demandant : “ Est-ce que je vivrais au milieu d’un entremonde de couleurs que je ne verrais pas avec les yeux et que je pourrais révéler sur tissu ? ” Et je découvre qu’en travaillant mon pommier, mon fraisier, mon houblon, ma vigne vierge, je sors des palettes incroyables ».
Révélatrice de couleurs
D’expérimentations en bains, Virginie Lagerbe découvre un monde « magique », où la même plante tinctoriale donne des résultats complètement différents selon le support ou la technique de mordançage utilisée. « Je me suis amusée à me faire un nuancier personnel parce que j’ai trouvé ça vraiment hyper beau. Ces échantillons m’ont donné l’idée de faire entrer ces couleurs chez moi. Je suis donc allée me faire fabriquer des peintures. Après coup, je me suis dit : c’est bête parce que ce sont des peintures faites en grande surface sans aucune préoccupation écologique. Il devrait exister des peintures qui sont elles aussi biosourcées ? Pérégreen, c’est un peu parti comme ça. » Et son atelier dépasse très vite les limites de son jardinet icaunais…
« Ma démarche de coloriste consiste à donner de la mémoire à l’éphémère. »
C’est ainsi, par la grâce des plantes, que Virginie Lagerbe est devenue coloriste : elle utilise les ressources naturelles d’un lieu (écorces, feuilles, racines…) pour en révéler les couleurs grâce à la teinture sur tissus (lin, coton, laine…). Cette palette chromatique est ensuite transposée pour créer des décors en harmonie avec ces couleurs cachées par la Nature. « Ces plantes sont comme des personnalités. Vraiment à chaque fois, c’est une rencontre avec des traits de caractère, avec des qualités, des défauts… Il y a des plantes qu’on ne peut jamais travailler, comme le sureau : on arrive à faire des turquoises, des violets, des bleus canards, des trucs absolument magnifiques mais qui ne tiennent pas dans le temps parce que la nature a décidé que ce serait des teintes fugaces. Et du coup la transposition de couleur, c’est le moyen de donner de la mémoire à l’éphémère ». Cette mémoire révélée, elle l’imprime dans des albums-nuancier-textile qui incarnent l’âme secrète du jardin de Colette à Saint-Sauveur-en-Puisaye, de Léopoldine, la fille chérie de Victor Hugo (morte tragiquement) au musée Hugo à la Maison Vacquerie à Villequier (76), ou encore du Jardin du Luxembourg. Mais elle est aussi allée pérégriner dans le Cantal pour habiller un écolodge.
Pas de green washing !
Son travail, insiste-t-elle, n’est pas celui du teinturier. « Ce qui va intéresser un teinturier, ce sont les plantes qui sont solides, qui tiennent, pour pouvoir teindre des tissus et les vendre. Moi, en tant que coloriste, ce n’est pas ma préoccupation. Ma préoccupation, c’est de voir ce que cache chaque plante. Pour moi la teinture végétale est la clé qui permet de passer de l’autre côté du miroir, le médium qui permet de révéler ses couleurs. Mon métier de teinturière s’arrête là et l’idée c’est ensuite de transposer ces couleurs. Donc je cherche les matériaux qui soient les plus vertueux possible parce que mon petit objectif, c’est de faire un peu bouger les lignes. J’ai déjà arrêté un chantier parce que la personne ne voulait pas renoncer à des peintures pleines de pétrole. Ce n’était plus mon histoire parce que je ne veux vraiment pas faire du greenwashing. N’utiliser que des peintures biosourcées, c’est dans mes contrats. J’ai protégé mon approche de la couleur. Ce qui signifie que le client qui ne l’accepte pas ne parle plus de Pérégreen, ni de la révélation de la couleur. Je ne veux pas qu’on utilise mon univers pour tromper ». Au-delà de l’intention, Pérégreen collabore d’ailleurs avec la marque baho pour proposer des gammes de peintures à base de déchets végétaux.
Virginie Lagerbe vient d’achever, en collaboration avec l’architecte Laure Zucconi, la métamorphose d’un hôtel 4* à Paris, en même temps qu’elle recevait, mi-juin, le Prix de l’innovation aux Talents du luxe et de la création 2025, lors du Sommet du luxe à Paris. « Quand j’ai été sollicitée pour candidater aux Talents du luxe, cela me faisait peur parce que je ne me sens pas du tout de cet univers-là. Pour moi, le luxe est clinquant, il devient destructeur de beaucoup de choses. Mais on m’a dit : “ Justement on est en train de revoir complètement la copie du luxe parce qu’effectivement c’est devenu un peu n’importe quoi ” . Je suis passée devant un jury d’une dizaine de personnes ; je n’ai pas eu besoin de m’expliquer très longtemps. Ils recherchent ce genre de langage qu’on peut décliner sur tous les domaines : déco, mode, design. J’en ai pris conscience en préparant mes interventions. On peut raconter plein d’histoires et redonner du sens, vraiment, et puis valoriser ces couleurs. »
Pas spécialement optimiste quant à la marche du monde, Virginie Lagerbe puise beaucoup de réconfort dans son univers car, souligne-t-elle, les couleurs ont tant à nous apprendre sur nous-mêmes ! « Géographiquement on n’a pas tous les mêmes ressentis, la symbolique de la couleur a pu changer d’une frontière européenne à une autre, elle change d’un continent à l’autre. Donc c’est aussi la curiosité de découvrir que d’autres peuples, d’autres civilisations peuvent avoir une approche complètement différente. Je trouve que c’est aussi une école de la tolérance. Et ce que j’aime aussi de cet univers-là, c’est qu’on ne peut pas le figer, c’est vraiment un monde qui est hyper libre, qui ne nous parle que par l’émotion. Ce n’est pas simplement beau. Le pouvoir de ces couleurs est qu’elles nous traversent. Pour moi, c’est un génial moyen de se reconnecter de façon ludique, assez magique, assez universelle, avec le monde, parce que ça existe depuis la nuit des temps, cette histoire des hommes et de la couleur. En tout cas pour moi, l’homme est devenu homme depuis qu’il a l’idée de faire de la couleur. Et j’aime bien cette idée selon laquelle, de la même façon que le miel n’existerait pas sans les abeilles, ces couleurs n’existeraient pas sans la main des hommes. C’est un prolongement du génie de la nature et j’adore vraiment cette idée-là. »