

Petite fille, Virginie Lasilier voulait faire de la boxe française. Ses parents préfèrent l’inscrire à la danse. Elle lâche donc les gants et s’épanouit finalement pleinement en ballerines jusqu’à l’adolescence avant que le théâtre n’entre dans sa vie « comme une suite logique » via un atelier découverte en 6e. Ce fut une véritable « révélation : un espace d’expression, de bien-être, où tout était possible et où l’on pouvait être libre d’être qui on voulait, comme on voulait ». Parallèlement à ces entrechats et jeux de scène, la jeune femme se scénarise une carrière de « sauveuse du monde » : « je voulais être avocate, juge pour enfants, travailler dans l’humanitaire... D’autant que j’avais bien imaginé une professionnalisation dans la danse, mais les critères techniques et morphologiques, notamment en danse classique, m’avaient quelque peu freinés ».
C’est alors, qu’intriguée par les spectacles d’Emmanuelle Laborit (directrice de l’International Visual Theatre à Paris, lauréate du Molière de la révélation théâtrale en 2003, pour Les Enfants du silence et avec qui elle travaille aujourd’hui), elle découvre la langue des signes. « J’avais déjà en moi cette quête de communiquer autrement, avec notamment la présence dans la famille d’une vieille tante qui, étant devenue sourde, me parlait en mime et avec qui je m’amusais beaucoup. Et aussi, ce petit garçon dans la résidence où nous habitions qui, sans doute autiste, n’avait pas de langage... ». La langue des signes s’impose alors comme une forme d’expression « complète et cohérente » avec sa démarche artistique. Elle y voit un mélange de mime, d’esthétique et de mouvement, une véritable langue dotée d’une syntaxe, d’une grammaire et de dictionnaires.
« L’idée c’est de valoriser l’image des personnes sourdes, de les percevoir comme des personnes dotées d’une culture et une langue différente plutôt que comme des handicapés. »
L’apprentissage de la langue des signes se concrétise à l’université de Nanterre, où, dans le cadre de son cursus en histoire de l’art et art du spectacle, elle bénéficie d’une formation gratuite via un service d’aide aux étudiants handicapés, en échange de deux ans de bénévolat auprès d’un thésard en linguistique aveugle qu’elle aide dans ses recherches. Elle se perfectionne ensuite à l’École française de langue des signes. À la fac, elle rejoint également une troupe de théâtre universitaire, qui monte des spectacles et joue dans des bars. « J’avais déjà une petite expérience professionnelle acquise au lycée via un système de compagnonnage. Ce qui m’a permis d’intégrer l’école Jacques Lecoq, spécialisée dans le théâtre visuel et gestuel à Paris ».
C’est durant cette période qu’elle rencontre une étudiante en psychologie, fondatrice de Solindo (Solidarité France Indonésie), une association humanitaire visant à rénover des écoles pour enfants sourds en Indonésie. En tant que comédienne, Virginie intègre l’équipe et s’envole pour l’Asie. « Au départ on devait se contenter de reconstruire une école, on l’a fait puis on s’est rendu compte que ce n’était pas ça le plus important. C’était plutôt ce qui se passait dans les classes. Comment nous pouvions apporter plus de langues des signes, comment on valorisait l’image des sourds pour qu’ils soient perçus comme des personnes dotées d’une culture et d’une langue différente, plutôt que comme des handicapés ».
De retour en France, Virginie Lasilier saisit l’opportunité de devenir assistante d’une chorégraphe. Un poste qui la mène à collaborer à de nombreux projets, notamment avec des enfants et des jeunes des quartiers. En parallèle, elle continue de monter sur les planches avec sa troupe universitaire. C’est là qu’elle fait la rencontre de Benoît Humbert, venu remplacer un comédien américain en Erasmus rentré au pays. L’homme codirige la compagnie La Carotte, du théâtre rural dans le Jura. Il l’invite à découvrir sur place le festival qu’ils montent tous les deux ans, marquant le début d’une collaboration qui dure depuis 24 ans. Son déménagement définitif à Besançon en 2013 sera motivé par une rencontre amoureuse, la présence de cette compagnie locale lui offrant le bonus d’un point d’ancrage professionnel.
À chant, à main et à voix nue

Durant une dizaine d’années, Virginie Lasilier poursuit son engagement en Indonésie, devenant même présidente de Solindo. Elle monte alors des projets de création théâtrale mêlant artistes sourds et entendants pour changer les regards. Sur Besançon, la Compagnie NA Pernette la soutient, lui offrant un studio et un relais pour ses projets de théâtre visuel et gestuel en langue des signes. Elle y rencontre Nadège Viard, fondatrice de l’association « Sors les mains de tes poches ! », dont l’objectif est de « créer un pont entre les sourds et les entendants via la culture », en rendant l’art accessible aux sourds et en ouvrant les entendants à la langue des signes. Virginie Lasilier en devient la directrice artistique.
De cette collaboration naît le rêve d’un grand projet autour du chansigne, une discipline artistique en pleine émergence, qui consiste à chanter en langue des signes. « Loin d’une simple traduction mot à mot, le chansigne exige une adaptation créative qui respecte la beauté, la poésie, la rythmique et la richesse de la langue des signes, ainsi que la dynamique du mouvement en adéquation avec la musique ». En 2023, elle met en scène un projet de « chancorale » réunissant une chorale chantée et une chorale en langue des signes composée de 25 « chansigneurs » intergénérationnels, dont la personnalité sourde locale Sandrine Marlin. Cette performance vocale « à chant, à main et voix nue » connaît un succès retentissant.
Fort de cette réussite, l’équipe récidive en juin 2024 avec une comédie musicale chansignée de 35 minutes, « Tilt », sur le thème universel de l’amour, impliquant 34 personnes sur scène. Le spectacle sera d’ailleurs rejoué au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon le 21 septembre pour les Journées du patrimoine.
L’année 2024 se traduit également pour Virginie Lasilier par sa participation à la dernière création de l’IVT, « Tellement sympa », mise en scène par Emmanuelle Laborit. Virginie est retenue pour être l’une des deux comédiennes qui mettent en voix, en direct, les signes des deux actrices sourdes célèbres (Emmanuelle Laborit et Isabelle Voiseux), dans un dialogue poignant sur les violences domestiques. Il ne s’agit pas d’une simple traduction, mais d’une « interprétation jouée, exigeant une symbiose émotionnelle et corporelle avec les actrices sourdes ». Sur scène, Virginie et sa partenaire apparaissent comme des « ombres », des « doubles » cachées derrière des tentures, vêtues de noir. Une expérience militante et intensément vécue, notamment lors des représentations devant un public exclusivement sourd, où les comédiennes voix ont ressenti l’étrangeté de ne pas « exister ».
Virginie Lasilier est également directrice de sa propre compagnie, L’Atelier 6B, basée à Marnay, en Haute-Saône. Au-delà du chansigne, elle y développe des projets participatifs, comme cet événement avec les habitants, autour de la peur, pour Halloween, ou ces ateliers d’expression et d’écriture auprès de personnes âgées. Comme le lui a fait remarquer son ami Benoît Humbert, Virginie ne travaille finalement « qu’avec des exclus : les sourds, les handicapés, les personnes âgées… ». Elle revendique cette identité : l’art et l’expression théâtrale comme un moyen « au service d’un mieux-être » et du « faire lien ensemble ». Dans ses ateliers en maison de retraite, « l’objectif principal n’est pas le spectacle final, mais le chemin : briser les barrières, ouvrir les portes, tisser des liens profonds, se rencontrer en vrai... »