En vacances, deux écoles s’affrontent : la première préconise de laisser tiédir les neurones et de choisir pour ses lectures ce que les Anglo-Saxons appellent un « page-turner », le bouquin conçu pour accrocher, efficace (et oubliable quand sonnera l’heure de la reprise). La seconde est plutôt adepte de la vacance studieuse, le temps enfin libre pour se consacrer à la réflexion. Étant pour ma part Balance ascendant Roberval, je milite pour une troisième, dite « école de la voie du milieu » qui consiste à alterner facilité et labeur dans un stop-and-go cérébral qui s’accorde assez bien à cette période où la moitié du monde civilisé est soit cigale, soit fourmi.
Ainsi, j’oscille entre un de ces polars venus, pour faire court, d’un pays scandinave (je ne sais plus trop lequel, j’avoue, mais il y a la Baltique et des cadavres partout) ; et la découverte extraordinaire de Récoltes et Semailles [1] , le livre-somme d’Alexandre Grothendieck. De ce si singulier esprit qui a ébloui ses contemporains avant, comme dit sa fille Johanna, de se ratatiner en même temps qu’il se retirait sciemment du monde, je n’avais que quelques bribes, même pas, des filaments de connaissance : mathématicien génial, antimilitariste fervent, ermite. Pas de quoi faire une page Wikipédia. C’est par la grâce (le mot n’est pas galvaudé) d’une émission de France Culture entendue cette semaine que j’ai découvert l’ampleur de la contribution de Grothendieck au génie universel humain – en même temps que son destin tourmenté.
Quasi autodidacte, enfermé dans un camp par les nazis, étudiant crevant la faim à Montpellier, solitaire déjà, admis à l’École normale supérieure, résolvant seul des problèmes mathématiques d’une folle complexité, professeur au CNRS, lauréat de la médaille Fields, chercheur à l’Institut des hautes études scientifique… son parcours aurait pu faire de lui un de ces grands hommes dont on aime à sortir les portraits quand il s’agit de « faire Nation ».
Mais cet apatride qui a obtenu la nationalité française en 1971 était bien plus cela : philosophe, militant écologiste et pacifiste, c’est par éthique qu’il va couper les ponts avec la communauté scientifique avant peu à peu de se transformer en anachorète dans sa maison de Lasserre en Ariège, fermant sa porte à ses propres enfants. Là, il a poursuivi en solitaire des recherches hallucinées, teintées de mysticisme, hanté par la question du Mal. De la liste des déportés des Juifs de France – parmi lesquels son propre père qui mourut à Drancy – il tire des équations, annote, relie des destins annihilés. Certains disent qu’il leur rend là leur humanité à ces déportés ; je crois moi qu’il s’efforce de trouver dans la perfection mathématique de cette destruction programmée la preuve de l’existence de celui qui a obsédé les dernières années de sa vie terrestre, Satan das Verfluchte, « Satan le Maudit ».
Un bonhomme pas très fréquentable donc que ce Grothendieck lorsqu’il s’agit de faire consensus, mais quel éblouissement en découvrant les écrits, d’apparence naïve ou carrément incompréhensible pour l’ignare en mathématiques et encore plus en géométrie algébrique que je suis, mais qui à chaque phrase, sont des mondes ! À côté de ce caviar, les cadavres de la Baltique sont du mou pour les chats, mais un répit pour mon esprit qui bientôt redemande du grain à moudre. Vous avez dit repos ?
[1] Édité en 2022 par Gallimard, le livre a été écrit au milieu des années 80.