Humeur

Le coup de la panne

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Emmanuelle de Jesus

Ah, le black-out général qui a plongé la péninsule ibérique dans le chaos lundi 28 avril (entre parenthèses, on ne sait toujours pas, une semaine après, la raison de cette panne géante)... l’occasion était trop belle pour ne pas imaginer une petite dystopie bobo domestique, avec en acteur principal le jeune Alexandre, 30 ans, start-upeur urbain survolté... C’est parti.

Or donc, il était une fois, dans une ville moderne... Depuis une semaine déjà, le pays est sur off. Les centrales ont beau turbiner, le réseau lâche, à chaque fois, les ouvriers montent et descendent des pylônes, les ingénieurs deviennent fous et même pas d’internet pour se plaindre... D’habitude (pardon, Alexandre n’a pas « d’habitudes », il a des « routines »), normalement disais-je avant de m’autointerrompre, Alexandre se lève pile-poil à 6 h, son naturopathe et sa montre connectés lui servant d’horloge biologique depuis qu’il a décidé de conquérir le monde. Ensuite, il fait son Pilates, air-pods dans les oreilles pour ne pas déranger Manon qui dort encore (et elle déteste quand il la réveille), il se douche et se oint d’Eau Sauvage avant de rejoindre les autres mâles alphas... Mais là, depuis une semaine, il est paumé, Alexandre. Depuis deux jours, son téléphone et sa montre sont déchargés. Alors pour se réveiller quand même, il s’est souvenu qu’avec Manon (qui déteste ça, mais il a insisté), il avait trouvé un réveille-matin dans un vide-grenier, ça faisait une chouette déco. Il aurait dû se méfier. Si le truc s’est retrouvé sur le trottoir à 1,5 €, c’est parce qu’il est complètement détraqué et qu’il sonne toutes les trois heures, pas moyen d’y échapper. Depuis deux jours, à minuit, à 3 h et enfin à 6 h, Alexandre est réveillé en sursaut par la sonnerie du machin, il commence à en rêver la nuit... Et puis la nuit, il fait froid, parce que le chauffage est connecté lui aussi... Bien sûr, il pourrait se serrer contre Manon, mais elle déteste quand il la colle alors qu’elle dort, parfois il le fait quand même, parce qu’elle râlait pas quand ils ont dormi ensemble au début, mais là c’est systématique, elle râle... Alexandre ne sait pas quoi faire. Il fixe le rien du plafond, il écoute le silence, il ferme les paupières très fort pour essayer de se rendormir, il se rendort et driiiiiiing, c’est reparti pour un tour. Alexandre compte : il n’y a eu que deux sonneries, il est 3h, et ça repart la gamberge... Hier soir, il a dû laver ses slips à la main, avec de la Volvic, parce qu’il n’y a plus de réseau d’eau non plus. Il a failli pleurer parce que la laverie-salon de thé-fab lab-atelier de céramique où il a ses habitudes (un café de spécialité avec un nuage de lait végétal, du topping de cacao cru) lui manque tellement, mais là tout est fermé. Même le trajet est chouette, parce que pour y aller il faut traverser un parc, et Alexandre y va avec sa trottinette électr... Fuck. Normalement, ils y allaient ensemble, avec Manon, mais bon la trottinette ça la saoule, et le parc, et la laverie multifonctions aussi c’est toujours la même chose, mais bon il est comme ça Alexandre, il aime bien ses routines, alors il y va tout seul (et il faut bien laver le baluchon de slips). C’est à ce moment-là du désespoir de notre ami que sa montre connectée a fait un bruit cristallin, mélodieux, tout en vibrant doucement contre son poignet et qu’Alexandre s’est réveillé. Mon Dieu. Ouf. Cette panne géante n’était qu’un cauchemar. D’ailleurs, de là où il est, il entend le chuintement de la machine à café programmée, qui l’attend pour son moka du matin, juste après le Pilates. Tout est rentré dans l’ordre, c’était rien, rien qu’un mauvais rêve... Mais si ce n’était qu’un rêve, pourquoi depuis une semaine, son lit est-il si froid ?... Elle est partie où, Manon ?