Les manifestations d’agriculteurs qui depuis jeudi 25 janvier enflamment les esprits (et des palettes) le long des autouroutes, peuvent se lire au travers d’un autre prisme que celui de l’actualité et de la déferlante opportuniste de soutiens politiques - eh oui, les élections européennes se profilent...
Ce prisme, c’est celui du cinéma et du documentaire qui, à la manière des romans d’anticipation dessinant de manière de plus en plus troublante de justesse le visage du monde de demain - relisez 1984, Le Meilleur des Mondes ou La Servante Écarlate et bonjour l’effroi - a esquissé des décennies avant la PAC et l’agriculture intensive, la misère de l’exploitant agricole quand il a cessé d’être paysan.
Il suffit de faire un tour sur internet pour trouver nombre de témoignages, de films, parfois même tournés par les paysans eux-mêmes, datant des années 60 qui, déjà, dénonçaient le manque de considération, les revenus en berne et les crédits qui s’accumulent... jusqu’aux récents Au nom de la terre, de Guillaume Canet qui s’achève par le suicide d’un exploitant ou Petit paysan, dont le héros découvre que son troupeau est attaqué par le virus de la vache folle.
Cet éclairage artistique ouvre un champ de réflexion sur ce qu’est devenue l’agriculture, alors que les revendications des manifestants - moins de normes environnementales, simplification administrative pour l’octroi des aides de l’Europe, non taxation du gazole... - n’ont plus grand chose à voir avec ce qui fait leur coeur de métier à savoir : nourrir le monde (une formule d’ailleurs répétée à l’envi sur les chaînes de télé et les réseaux sociaux, quand dans le même temps, les modèles de l’agriculture conventionnelle tendent de plus en plus à faire aussi de l’exploitant un producteur d’énergie, or que je sache, le kWh ne se mange pas en salade).
Ce n’est pas faire injure à ces agriculteurs que de faire remarquer que s’ils représentent le modèle agricole majoritaire dont le symbole est la puissante FNSEA, sa caractéristique est d’être soumis, bien plus que les autres types d’agriculture, aux aléas bureaucratiques européens ou aux soubresauts géopolitiques, comme le prouve la crise des intrants dont ils sont hautement dépendants. Un modèle d’agriculture de rentabilité et d’export (l’excédent commercial français dépasse les dix milliards d’euros en 2022 selon les chiffres fournis par les chambres d’agriculture en France) alors que dans le même temps, notre pays est le champion du gaspillage alimentaire : 10 millions de tonnes de produits sont jetés par an, soit une valeur commerciale estimée à 16 milliards d’euros...
Sans opposer de manière stérile ces modèles d’agriculture, cette crise à laquelle les pouvoirs publics répondront à coups de millions d’euros ne devrait-elle pas d’abord entraîner une réflexion sur l’essence même du métier d’agriculteur ? Ne serait-il pas possible, au lieu d’abaisser le niveau des normes environnementales, de taxer les produits d’importation qui ne les respectent pas de telle sorte qu’acheter français et respectueux de la planète devienne plus intéressant pour le consommateur ? Ne devrait-on pas éduquer ce dernier, lui réapprendre le rythme des saisons au lieu de lui fournir des fraises en décembre pour satisfaire ses envies d’enfant gâté ? Et cesser d’opposer les méchants bobos écolos urbains aux gentils agriculteurs des champs et des prés, comme sont en train de l’orchestrer tous ceux qui ont intérêt à ce que le fossé s’élargisse, histoire de faire leur beurre électoral ?