Humeur

Plume, plaie et liberté

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Emmanuelle de Jesus.

Après l’hommage à Robert Badinter la semaine dernière, voilà encore que je prends la plume pour écrire un mot afin de saluer un défunt. Dans ce cas, l’exercice est un peu douloureux puisque que je rends hommage à un confrère qui m’avait accueillie avec bienveillance lorsque j’ai fait mon entrée dans une rédaction où il avait son rond de serviette depuis des années déjà. Au fil du temps, même si nous nous voyions peu, il était de ceux avec lesquels j’avais toujours plaisir à échanger. Michel Huvet, journaliste, mais aussi comédien, metteur en scène, critique, écrivain... allait avoir 80 ans. Notre connivence reposait sur ces choses qui apparaîtront, alors que la situation géopolitique n’annonce pas exactement des lendemains qui chantent, bien dérisoires : la musique (lui était fou de Wagner, quand j’ai un faible pour Mahler), la littérature, et même Dieu, lui qui fut un temps communicant du diocèse.

Et puis, bien sûr, nous avons parlé boutique. Journaliste formé sur le tas, il était un peu désabusé de voir comme le métier se transformait, comment la communication prenait le pas sur l’information, comment la pâte humaine disparaissait des articles. Or, m’avait-il dit un jour que je l’interviewais, justement à propos d’un livre sur Wagner, « La part de l’humain est essentielle à mes yeux. Y’a pas d’objectivité dans ce métier, mais de l’honnêteté ». Oui, car nous avions aussi des conversations sur l’éthique de notre profession, sur les rapports cordiaux mais lucides que le journaliste doit entretenir avec les puissants. Je pense à Michel et à nos conversations quand un confrère me rapporte que tel élu local s’est récemment permis, en pleine conférence de presse, de donner des leçons de « bien-écrire » aux journalistes présents ; je pense à lui quand on nous assure que « le dossier de presse » - qui contient des données chiffrées et autres fournies par l’entreprise ou la collectivité, soit un document de communication et non d’information - « est tellement bien fait que les journalistes n’ont plus rien d’autre à faire » ; je revois son sourire quand un de ces puissants - élu, chef d’entreprise, responsable de la communication... - nous assène ce fameux « et bien sûr avant parution, vous nous faites relire » auquel nous opposons un non systématique, en expliquant (avec des mots choisis mais avec fermeté) qu’un journaliste n’est pas un de ses employés... « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie en mettant dans la balance son crédit, son honneur, sa vie » : cette sentense lyrique, signée d’Albert Londres, le père du journalisme moderne, n’a rien perdu de son acuité et pourra utilement être rappelée aux parlementaires qui viennent d’écorcher la loi de 1881 sur la presse en proposant d’allonger de trois mois à un an la possibilité pour les élus ou les personnes dépositaires de l’autorité publique de déposer plainte contre les médias qu’ils estimeraient coupables de délit de diffamation ou d’injure publique, créant ainsi à leur bénéfice une loi d’exception. Pour notre part, dans cette rédaction, nous allons poursuivre la tâche que nous nous sommes assignée : n’être ni des portes-voix, ni des portes-flingues au service des puissants, mais de faire notre métier avec honnêteté au seul bénéfice de nos lecteurs.