Pas plus tard que la semaine dernière dans cette page, nous relayions les voeux à la presse de François Sauvadet. Le président du conseil départemental soulignait alors l’importance des journalistes pour lutter contre les fake news et ce qu’il qualifiait de « fabrique de l’opinion » quand celle-ci vire vers le populisme.
Mais que dire quand ce sont justement les journalistes qui en sont les alchimistes ? J’en veux pour preuve la visite de Gérald Darmanin à la Cité judiciaire (lire page 21) que j’ai couverte avec un nombre conséquent de confrères dont la chaîne Cnews. Après une séquence au tribunal où le procureur de la République comme la première présidente ont rappelé au ministre de la Justice la nécessité de disposer de moyens pour répondre efficacement à ce qu’il a lui-même placé en tête de ses priorités (la lutte contre le narcotrafic et les violences aux personnes, en particulier aux femmes) , est venu ce que nous appelons le moment du « micro tendu », où nous posons à la volée des questions - et il faut se battre, croyez-moi, quand nous sommes quinze autour du ministre. Que croyez-vous qu’il est arrivé sur le tapis ? L’approbation par le Sénat de la création d’un parquet spécialisé dans le narcotrafic ? L’inscription de la notion de non-consentement dans la définition pénale du viol à laquelle Gérald Darmanin semble favorable ? Que nenni ! Ce qui a occupé mes confrères, ce sont... les étrangers. Avec en point d’orgue cette question de Cnews (je vous la livre dans le texte) : « est-ce que les tribunaux administratifs sont saturés par les recours de droit au séjour et est-ce que cette saturation mène à l’encouragement de l’immigration illégale ? » ... Je vous laisse apprécier la rhétorique, qui d’une question « est-ce qu’il y a de la saturation ? », saute immédiatement à la certitude -« cette saturation » -pour aboutir à l’immigration illégale. Gérald Darmanin a bu du petit lait, et oubliant deux minutes qu’il a quitté la place Beauvau, s’est réjouit d’avoir fait voté la loi immigration, avant de se souvenir qu’il a changé de crémerie et assuré que le raccourcissement des délais posé par cette loi allait désemboliser les tribunaux et faire valser le chiffres des OQTF (obligations de quitter le territoire français). Par quels moyens, cette même nécessité de moyens dont venaient de l’abreuver les magistrats du siège comme du parquet ? Bah... Lorsque je lui ai demandé ce qui allait occuper son ministère dans les mois à venir, à part les étrangers qui semblaient accaparer son attention, j’ai reçu, en plus d’un agacement visible cette seule réponse : « Madame, je réponds aux questions des journalistes ! » Sous-entendu : c’est pas de ma faute si ça occupe l’espace et les ondes. Or quand des médias, qui assument leur proximité avec l’extrême-droite, lient si étroitement immigration et problèmes, pas étonnant qu’à la longue, en surfant habilement sur des faits divers soigneusement choisis, on arrive à fabriquer « ce sentiment de submersion migratoire » adoubé par le premier Ministre. La grandeur de l’homme politique n’est-elle pas de s’extirper du « sentiment » et au lieu de le flatter, d’en comprendre les ressorts et de le combattre par l’action ? La dignité de la profession de journaliste, et même sa raison d’être, n’est-elle pas de s’en tenir aux faits au lieu de fabriquer une réalité alternative qui excite les ressentis au détriment de la vérité ? Les faits les voici (source Insee) : en 2023, 7,3 millions d’ immigrés vivent en France, soit 10,7 % de la population totale. 2,5 millions d’immigrés, soit 34 % d’entre eux, ont acquis la nationalité française. On est loin d’une submersion, numériquement parlant. En revanche, un « sentiment » se fabrique et sert à se faire élire ou à faire des pics d’audience. Pas à faire nation, encore moins à fabriquer des politiques migratoires rationnelles, ni des médias dans lesquels les personnes sensibles à la raison peuvent avoir confiance...